Wikispeed, la première voiture open-source

À l’occasion de la semaine de l’économie collaborative, Wedemain.fr publie plusieurs articles initialement parus dans la revue We Demain écrits en collaboration avec le collectif OuiShare. Cet article est issu de We Demain n°3, sorti le 7 février 2013.

Du 5 au 7 mai se tiendra à Paris le OuiShare Fest, plus grand festival d’Europe de l’économie collaborative, dont We Demain est partenaire.

Mon nom est Joe Justice. La journée, je suis consultant en management. Le soir et le week-end, je dévoue mon temps à Wikispeed. » Avec son nom de super héros, cet Américain de 33 ans, originaire de Seattle, a fondé une entreprise atypique, dont la mission est pour le moins ambitieuse : « Résoudre rapidement 
des problèmes sociétaux. » Son projet
 phare est la fabrication d’une voiture
 à haute efficience énergétique. Avec 
une consommation de 2,3 l/100 km,
 une vitesse de pointe de 239 km/h
 et une accélération de 0 à 100 km/h
 en cinq secondes, la Wikispeed SGT01 affiche des performances défiant les standards de l’industrie automobile,
 tout en se conformant aux tests de sécurité routière les plus exigeants. Pour la mettre au point, pas besoin de milliers de salariés ni de R&D coûteuse : le premier prototype a été élaboré par une équipe de bénévoles, avec un budget
 des plus modestes… en à peine trois mois.
 
Wikispeed compte aujourd’hui
 150 membres bénévoles répartis dans dix-huit pays. Certains ont un bagage technique et ont fait leurs armes au MIT, chez Apple, à l’US Air Force ou à la Nasa. Les autres sont de simples passionnés : hommes, femmes, enfants sans aucune expérience de la construction automobile. Ils ont appris « en faisant ». C’est dans leur garage que les voitures sont réalisées, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et au Vietnam. En Suisse, c’est un client qui met à disposition le sien pour que l’on y fabrique sa voiture Wikispeed.
 
La génèse
 
2008, Hawaii. Pour célébrer son mariage, Joe a choisi un lieu situé 
à équidistance de sa famille et de celle 
de sa femme Aï, d’origine japonaise.
 Alors qu’il sillonne l’île au volant d’un bolide de sport loué pour l’occasion, il prend conscience du privilège dont il jouit. « À cet instant, j’ai réalisé que si chacun conduisait un tel engin, la consommation d’essence nécessaire serait une catastrophe écologique. C’est ce qui m’a donné envie
 de créer ma propre voiture. » Deux ans
 plus tard, Joe s’inscrit au Progressive Insurance X-Prize, un concours qui offre une récompense de 10 millions de dollars à l’équipe qui saura concevoir un modèle atteignant les 2,3 l/100 km. À l’époque, les seuls véhicules pouvant prétendre à une telle performance ressemblent plus 
à des bobsleighs qu’à des automobiles et ne peuvent accueillir qu’un seul passager. Côté sécurité, ils ne sont tout simplement pas homologués pour la route.

Joe commence à travailler seul dans son garage. Un jour, il décide de créer 
un blog pour y raconter son expérience, suscitant très vite l’engouement d’une communauté de curieux. Trois mois
 plus tard, aidé par quarante bénévoles originaires de quatre pays, Wikispeed dispose d’un prototype fonctionnel. Réalisée et assemblée par des gens sans réelle expérience de la construction automobile, et ce pour un coût dérisoire, la première Wikispeed se hisse au 10e
rang du concours dans la catégorie grand public, damant le pion à une centaine de concurrents à gros budgets tels que Tata Motors, Tesla ou encore le MIT. Comment une telle prouesse est-elle possible?
 
Une approche logicielle de la construction
 
« Le secteur automobile évolue lentement, car le coût du changement est énorme pour les fabricants », explique 
Joe. À titre d’exemple, pour fabriquer
 une portière, Tesla modèle une feuille d’aluminium avec une presse qu’il a achetée pour la bagatelle de 10 millions de dollars. Résultat, si un ingénieur met au point un design plus performant 
pour cette portière, il devra attendre
 dix ans avant de l’implémenter, le temps nécessaire au constructeur pour rentabiliser son investissement.
 
Wikispeed adopte une démarche radicalement différente, construisant des voitures comme d’autres élaborent des logiciels ; autrement dit, en appliquant à la fabrication de produits physiques des principes éprouvés dans l’informatique, comme la conception modulaire, l’ouverture du code (ou ici
 du design) et les méthodes dites « agiles ». Cette approche a un nom : « Extreme Manufacturing » (« fabrication extrême ») en référence à « Extreme Programming », l’une des principales méthodes de programmation agile. Concrètement? Alors que, dans l’automobile, les cycles 
de développement classiques s’étalent
 sur plusieurs années, ceux de Wikispeed durent sept jours et s’appuient sur de fréquents retours utilisateurs. Ne pouvant procéder à des crashs tests très onéreux chaque semaine, l’entreprise privilégie 
les simulations. Lorsqu’elle peut s’offrir ces tests, ces derniers améliorent la précision des modélisations. Si les
 voitures que Wikispeed produit ne répondent qu’aux normes américaines, elles peuvent être conduites en Europe en tant que véhicules importés. Et, avec le recrutement de nouveaux membres sur le vieux Continent, l’homologation selon les normes européennes sera bientôt effective.
 
Autre source d’inspiration de Wikispeed : les pièces Lego. Chaque véhicule est constitué de huit modules autonomes compatibles, ce qui permet de le faire évoluer en quelques heures.
 « Si j’ignore avec quel type de voitures – à essence, électriques ou à hydrogène – nous roulerons à l’avenir, je n’ai pas besoin 
de le savoir, car les nôtres sont conçues de telle sorte qu’il nous est aussi facile 
d’en remplacer le moteur que d’en changer une roue », s’enthousiasme Joe. Le module moteur est aujourd’hui assemblé à partir d’un modèle Honda qui, combiné à l’aérodynamisme et au faible poids de l’automobile, permet d’atteindre des performances énergétiques deux fois supérieures à celle d’une Toyota Prius. Les modules sont « libres » ou open source : chacun peut les copier, les transformer, les combiner, pour en partager ensuite les résultats, faisant ainsi progresser le projet collectif. Si
 des options comme l’ABS et l’air conditionné proposées dans le premier prototype ont été supprimées pour simplifier les travaux, Wikispeed développe actuellement des versions low cost et open source qui en équiperont ses futurs modèles.

L’« Open Source Hardware » reprend les principes des projets communautaires, tels Wikipédia ou le système d’exploitation Linux. Joe demeure convaincu de la pertinence de son application à l’économie : « Certains pensent que l’open source appliqué aux composants physiques n’est pas viable. Pourtant, lorsqu’un constructeur assemble ses produits en Chine aujourd’hui, sa technologie est très rapidement imitée et
 les clones apparaissent. Donc nous sommes déjà en open source par défaut. Alors, pourquoi ne pas ouvrir la conception dès le départ et développer une vraie communauté avec qui codesigner votre produit ? »
 
La révolution agile
 
La véritable rupture introduite 
par Wikispeed, c’est l’approche agile. Terme qui englobe plusieurs méthodes complémentaires issues du monde
 de l’informatique. Leur point commun ? Une adhésion à des valeurs de collaboration, de flexibilité et au principe de « faire les choses ». Les rôles et les responsabilités sont ainsi régis par la méthode Scrum : le « Product Owner », voix de l’utilisateur, définit sa vision
 du produit et la communique à l’équipe qui s’organise chaque semaine pour accomplir les tâches nécessaires. Le travail s’effectue en binôme, afin de faciliter
 le transfert de connaissances des experts aux néophytes, réduisant le besoin 
en documentation et en formation. Dernièrement, ce fonctionnement a permis à Wikispeed de construire une voiture en trois heures, dans les coulisses d’une conférence, avec un groupe n’en ayant jamais fabriqué auparavant !
 
Wikispeed est probablement l’un
 des meilleurs exemples d’application
 du « Lean Manufacturing », qui consiste 
à minimiser les ressources nécessaires tout en améliorant la qualité du résultat. Quand un constructeur traditionnel investit 100 millions de dollars dans une gigantesque fraiseuse, Wikispeed a recours à une machine à commande numérique
 à 2000 dollars couramment utilisée dans les fab labs, soit un facteur 1/50 000. L’électronique embarquée repose intégralement sur un autre composant open source bien connu des « makers »,
 le circuit intégré Arduino. Celui-ci coûte 
à peine 20 euros, là où une voiture standard intègre plusieurs ordinateurs coûteux et propriétaires pour gérer le déclenchement des airbags, la gestion 
du niveau d’essence ou le réglage de l’air conditionné. Wikispeed se sert également de nombreux logiciels grand public : « Skype, Dropbox, Facebook, Google Docs… tous ces outils sont gratuits, et aucun n’existait il y a dix ans », commente Joe.
 
En janvier 2011, l’entreprise est invitée au North American International Auto Show, le plus grand salon automobile
 du monde organisé à Detroit. Joe et son équipe ont conscience qu’ils doivent y exposer une voiture aux lignes plus élégantes que la « boîte à chaussures orange », surnom du prototype présenté quelques mois plus tôt. Trois jours et 800 dollars suffisent à Wikispeed pour façonner une carrosserie ultra-légère à partir d’une modélisation 3D. « En arrivant au salon, j’étais terrifié. Je n’avais aucune idée de la réaction du monde automobile devant un engin assemblé avec aussi peu de moyens. » Heureusement pour Wikispeed, le nouveau modèle arbore
 une ligne raffinée. Il est même installé dans la salle principale, entre les stands Ford et Chevrolet. S’ensuit une large couverture médiatique, dont la réalisation d’un minidocumentaire par Discovery Channel. Ce qui suscite la curiosité d’industriels comme Boeing ou John Deere qui ont rencontré Joe pour en savoir plus sur ses méthodes.
 
Un nouveau paradigme

Le projet Wikispeed ne se limite pas au prototypage. L’entreprise produit
 sur commande des unités vendues à des clients qui achètent plus qu’un véhicule : une expérience de cocréation. Son roadster, dont la ligne a subi un lifting
, coûte aujourd’hui 
14000 dollars à la fabrication, pour
 un prix de vente de 25000 dollars.
 À ce jour, deux voitures sont en circulation, une troisième est en cours d’homologation et trois autres sont
 en construction. Les retours d’utilisation des dix premiers prototypes serviront de base à la conception du prochain modèle : la C3 (pour Comfy Commuter Car), une petite citadine commercialisée à 17000 dollars. Enfin, Joe imagine déjà une future mini Wikispeed… à 1000 dollars.

Wikispeed n’est pas dans une logique de production à grande échelle. À l’inverse d’une croissance verticale et centralisée, 
la sienne est celle de l’entreprise distribuée, dont le modèle économique « ouvert » peut être répliqué dans le monde entier. L’équipe s’entraîne aujourd’hui
 à fabriquer une voiture dans un espace rectangulaire délimité au sol, dans l’optique de concevoir des micro-usines à expédier par container là où il existera un besoin de production locale.
 
Mais Wikispeed n’est pas qu’une affaire de voitures. Sa mission est d’appliquer les méthodes agiles au développement de solutions qui permettront à l’humanité de relever 
les grands challenges du XXIe siècle. Joe souhaitait d’ailleurs faire de l’entreprise une ONG, mais sa demande a été
 rejetée sous prétexte que la production automobile impliquait nécessairement
un but lucratif. Pourtant, la méthode Wikispeed a déjà été utilisée pour déployer le vaccin contre la polio ou fabriquer du matériel médical à bas coût dédié aux pays qui en ont le plus besoin.
 
Au-delà d’une méthodologie, c’est une culture qu’a introduit Joe Justice : celle du partage, de l’ouverture et de la collaboration combinée à une motivation d’impact social et global. Une culture étroitement liée à celle d’Internet, que l’on retrouve dans des projets communautaires tels qu’Open Source Ecology, un réseau d’agriculteurs, d’ingénieurs et de donateurs qui développe des machines industrielles capables de rebâtir une civilisation moderne, ou que Protei, qui construit des drones marins pour analyser et nettoyer les océans. Alors que nous traversons l’une des crises les plus graves de notre époque et que nous assistons à la faillite du capitalisme contemporain,
 à grande échelle, notre plus grand défi pourrait être de réinventer notre relation aux biens matériels et à la connaissance. Wikispeed apporte la preuve qu’au-delà du partage des ressources, un nouveau mode de production collaborative est possible.
 
 

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