Les récits de nos lecteurs

Arctique : quand les États privilégient l’argent à la protection de l’environnement

De l’Islande à la péninsule antarctique, Jean-Paul Curtay est parti en “croisière-expédition” autour des nouvelles routes maritimes rendues possibles suite à la fonte des glaces. Chaque semaine, il la raconte à We Demain.

Encore une journée de navigation et nous quittons le Canada pour entrer aux États-Unis. La présence des officiers US de l’immigration qui viennent à bord tamponner nos passeports, nous rappelle que  l’Arctique — contrairement à l’Antarctique,  préservé de toute activité militaire, des déchets nucléaires, libre pour la recherche scientifique internationale et territoire de protection pour la flore comme la faune depuis la mise en place du Traité de 1959 — subit les pressions territoriales de tous les pays qui le bordent.

Or, avec le réchauffement climatique, l’épuisement des hydrocarbures et les nouvelles tensions Est-Ouest, ces pressions connaissent une spectaculaire intensification.

Notamment sur la circulation maritime; la fonte estivale de la banquise, de plus en plus radicale et longue, libérant les passages du Nord-Ouest bordant le Canada et les États-Unis et du Nord-Est bordant la Norvège et la Russie.

Ces passages sont tentants pour de multiples raisons. Le trajet maritime Rotterdam – Tokyo est long de 14 100 km en passant par le Nord-Est, de 15 900 km en passant par le Nord-Ouest, alors qu’il est de 21 100 km par le canal de Suez et de 23 300 km par le canal de Panama.

Pour les navires reliant la Chine, le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan et l’Europe, la route maritime du Nord peut présenter des avantages économiques dépassant le million de dollars par voyage de cargo, du fait des réductions des délais d’acheminement, des coûts en carburant, des salaires, des taxes dues pour franchir les canaux, auxquels s’ajoute l’absence de contraintes de largeur et de tirant d’eau imposées par la traversée des canaux.

Les deux passages du Nord-Ouest et du Nord-Est aboutissent au détroit de Béring ,  où le trafic a plus que doublé entre 2008 (220 navires) et 2012 (480 navires).

La partie Est semble nettement plus susceptible de se développer que la partie Ouest, en raison des acquis de l’époque soviétique. À la fin des années 80, le trafic annuel frôlait les sept millions de tonnes. Ce qui n’a jamais été le cas à l’ouest du détroit.

Les routes du nord présentent des difficultés climatiques et de navigation

Le passage du Nord-Est est relayé par quelques ports libres de glace toute l’année, de Mourmansk à Vladivostock ; des ports qui sont absents de l’autre côté. Les russes ont également développé une flotte de brise-glaces nucléaires inexistante à l’ouest.

Elle est en train de se renforcer considérablement avec la construction des trois plus gros brise-glaces du monde, l’Arktika, en passe d’être lancé, le Sibir et l’Ural.

Néanmoins dans la réalité, même du côté russe, il n’est en fait pas question de faire de l’Arctique une zone de passage remplaçant les routes du Sud. Le développement bien réel du côté Nord Est du trafic est presque exclusivement lié à l’exploitation des ressources régionales.

Les coûts importants des navires brise-glace ou à coque renforcée, les coûts d’assurance beaucoup plus élevés, mais aussi les difficultés climatiques et de navigation limitent les bénéfices espérés en empruntant ces routes.

Une carte maritime fiable des passages arctiques n’existe toujours pas. Une entreprise, chargée d’établir une cartographie des profondeurs,  a dû mobiliser cinq navires. Avec de tels effectifs, établir une cartographie complète de la zone prendrait, selon elle, 200 ans. Elle serait sujette à révision, car le fond des mers arctiques se déforme sans cesse.

Sans compter les glaces dérivantes et d’épais brouillards qui représentent un véritable danger. En juillet 1996, le vraquier Reduta Ordona a failli couler dans le détroit d’Hudson après avoir heurté un petit iceberg.

Le 8 décembre 2004, un navire malaisien transportant des céréales s’échouait, à cause d’une panne de moteur en pleine tempête, sur une île au large du nord de l’Alaska : six personnes ont perdu la vie et plus d’un million de litres de carburant se sont déversés dans la mer.

Selon le bureau canadien de la sécurité des transports, vingt-quatre accidents se sont produits entre 2004 et 2009. En novembre 2007, le navire de tourisme MS Explorer, pourtant à coque renforcée, a heurté un growler — un morceau d’iceberg ne dépassant pas trois mètres — et a coulé dans les eaux antarctiques.

L’Arctique : une importante réserve de pétrole, de gaz et de minerais

Au total, les passages par les canaux de Suez, de Panama ou par le détroit de Malacca se comptent par dizaines de milliers alors qu’ils ne sont que d’une centaine dans le passage du Nord-Est et d’une dizaine dans le passage du Nord-Ouest. Et même si la banquise disparaît complètement l’été, la situation risque peu de changer, bien qu’il existe d’importantes ressources énergétiques dans l’Arctique.

Elles représentent 13 % des stocks mondiaux de pétrole et 30% de gaz. Elle est également une réserve de ressources minières : nickel, fer, zinc, cuivre, or, diamants, uranium, terres rares…

Mais les conditions d’extraction restent très difficiles, coûteuses avec des risques écologiques considérables.  Une marée noire ou des fuites toxiques, déjà très mal gérées dans des régions moins difficiles, seraient ingérables et dévastatrices dans les régions arctiques.

Prendre les risques d’accidents du type Exxon Valdez ou de la plateforme du golfe Mexique apparaît inconcevable dans ce milieu très isolé et très fragile.

Malgré le succès de Prudhoe Bay, au nord de l’Alaska, qui a assuré 8% de la production totale américaine jusqu’en 2006 avant de connaître une phase de déclin et deux fuites, le président Obama et le gouvernement canadien ont décidé de condamner durablement la possibilité de nouveaux forages. Il semble peu probable que l’administration Trump parvienne à détricoter cette protection.

Mais les Norvégiens et les Russes, eux continuent. Le gisement de Chtokman, dans la mer de Barents, recèle quelques 2 % des réserves mondiales de gaz.

Mais il n’a pas encore été exploité en raison, notamment, de sa profondeur.

Il est situé à 500 km des côtes, ce qui interdit l’emploi d’hélicoptères  pour assurer la rotation des personnels et le ravitaillement. Il oblige à construire un gazoduc sous-marin de 500 km de long, dont la construction se heurte à des difficultés considérables.

Les investissements déjà réalisés, avant toute exploitation, avoisinent les 30 milliards de dollars et de nombreuses compagnies, dont Total, ont jeté l’éponge. La rentabilité d’investissements aussi risqués est loin d’être démontrée.

Ce qui ne semble pas décourager des projets encore plus controversés et onéreux, comme celui de Prirazlomnaïa, première plateforme sur plateau continental arctique, rendue célèbre par le raid de Greenpeace.

Concernant les minerais, la question du rapport entre les risques et les bénéfices apparaît presque aussi problématique.

A Red Dog, située à moins de 100 km de la mer des Tchouktches, en Alaska, l’une des plus grandes mines de zinc, il faut stocker le minerai une grande partie l’année. Son évacuation par le port n’est possible qu’une centaine de jours par an. Le reste de l’année, le lieu n’est accessible que par de petits avions.

Dans les Territoires du Nord-Ouest canadien, les mines de diamant de Diavik et Ekati ne sont accessibles que très difficilement l’été, en raison de la fonte du permafrost qui fait s’enfoncer les camions. Une route d’hiver reconstruite chaque année entre novembre et Janvier passe à 85 % sur des lacs gelés et ne reste ouverte que huit semaines par an.

Norilsk : l’une des dix villes les plus polluées au monde

Du côté de la Russie, Norilsk est l’une des plus grandes mines de nickel du monde. On y exploite aussi le cuivre, le  cobalt, le platine, le palladium  et le charbon.

La ville, créée par Staline et centrée sur les activités minières (après avoir été aussi le centre des goulags, où 16 806 prisonniers mis  au travaux forcés ont péri) est l’une des seules au monde à être construite sur du permafrost.

La température peut descendre jusqu’à moins 50 degrés l’hiver. Aussi, l’évacuation des minerais par train, puis par bateau ne peut se faire que l’été.

Norilsk est l’un des plus gros émetteurs au monde de dioxyde de carbone. Le dioxyde de soufre largué par les industries entraîne des pluies acides qui détruisent massivement les forêts. Il s’agit de la ville la plus polluée du pays, selon le service statistique national de la Fédération de Russie. Le Blacksmith Institute l’a classé en 2007 comme étant l’un des 10 sites les plus pollués du monde.

L’air respiré par la population contient des radio-isotopes de strontium 90, et de césium 137, de l’arsenic, du plomb, du cadmium et du formol. Chaque année, les activités minières et métallurgiques de Norilsk émettent 4 millions de tonnes de métaux lourds dans l’atmosphère.

37 % des maladies infantiles et 21,6 % des maladies qui touchent les adultes sont attribuables à la pollution atmosphérique. L’espérance de vie y est inférieure de dix ans par rapport aux autres régions de Russie, alors que l’espérance de vie russe est l’une des plus basses de tous les pays développés. Suite aux rapports internationaux, les industriels ont fait des efforts pour réduire la pollution, mais la tâche reste énorme.

Nadezhda Tolokonnikova, une des membres des Pussy Riot est originaire de Norilsk.

Les polluants émis dans le monde se retrouvent dans les régions froides du monde

Les Groenlandais souhaitent, quant à eux, assurer leur indépendance vis-à-vis du Danemark en vendant des licences d’exploitation
Le parlement a voté à quinze voix contre quatorze la levée d’un moratoire sur l’extraction de l’uranium. Une licence pour l’extraction de fer a été achetée par les Chinois en 2015, de terres rares par les Australiens, mais ceux-ci n’ont toujours pas pu démarrer.

Les Groenlandais craignent, à raison, les conséquences de ces exploitations sur leur santé et leur mode de vie. Ils ont donc exiger des normes environnementales sévères.

La préoccupation environnementale en Arctique est d’autant plus justifiée que, même en l’absence de pollution locale,  la région arctique — du fait des grands courants marins et aériens mondiaux —  est la destination de nombreux polluants transportés sur de longues distances.

Les polluants émis dans le monde s’élèvent dans les couches supérieures de l’atmosphère dans les régions chaudes et se condensent et redescendent sur les régions froides. C’est pourquoi leur concentration dépasse en certains endroits celle que l’on trouve près  des villes densément peuplées. En émettre localement va avoir des conséquences aggravantes sur la santé des humains comme des animaux.

On comprend donc les hésitations des responsables politiques, au Groenland comme au Nunavut, et les protections récentes mises en place par les gouvernements des États-Unis et du Canada. Il semble, cependant, que pour les Russes, le poids des intérêts économiques écrase ceux de la santé et de l’écologie; les Norvégiens semblant adopter une position intermédiaire.

Jean-Paul Curtay.

Pour en savoir plus :
La banquise arctique
www.les-crises.fr/climat-24-banquise-arctique-2/

La Russie lance le plus grande brise-glace nucléaire du monde

www.meretmarine.com/fr/content/la-russie-lance-le-plus-grand-brise-glace-nucleaire-du-monde

 La question du passage du Nord-Ouest : un enjeu réellement stratégique entre Canada et États-Unis ?
http://revel.unice.fr/psei/index.html?id=1057

La Russie commence à extraire du pétrole en Arctique

http://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKBN0D40D920140418

L’Arctique ne sera pas de sitôt une grande route maritime

https://reporterre.net/L-Arctique-ne-sera-pas-de-sitot

L’exploitation des ressources naturelles du sous-sol dans l’Arctique : vers une rapide expansion ? 

http://counterdimension.free.fr/Robin/pole/art_f_lasserre_ressources2.htm

Mining Diamonds in the Canadian Arctic : The Diavik Mine

www.gia.edu/gems-gemology/summer-2016-diamonds-canadian-arctic-diavik-mine

Mining in Greenland – a country divided

www.bbc.com/news/magazine-25421967

135 000 personnes affectées par la pollution de l’industrie lourde à Norilsk
www.goodplanet.info/photo/2015/07/03/135000-personnes-affectees-par-la-pollution-de-lindustrie-lourde-a-norilsk/

Jean-Paul Curtay, a commencé par être écrivain et peintre, au sein du Mouvement Lettriste, un mouvement d’avant-garde qui a pris la suite de Dada et du surréalisme, avant de faire des études de médecine, de passer sept années aux États-Unis pour y faire connaître le Lettrisme par des conférences et des expositions, tout en réalisant une synthèse d’information sur une nouvelle discipline médicale, la nutrithérapie, qu’il a introduite en France, puis dans une dizaine de pays à partir des années 1980.

Il est l’auteur de nombreux livres, dont Okinawa, un programme global pour mieux vivre, le rédacteur de
www.lanutritherapie.fr , et continue à peindre et à voyager afin de faire l’expérience du monde sous ses aspects les plus divers.
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