Ma maison demain

Cette entreprise transforme les vieux voiliers en hébergements touristiques

Échoué sur une langue de sable, le Brin de folie a jeté l’ancre à l’île d’Yeu, au large de la Vendée. Après une carrière de voilier de course, dont une transatlantique Le Havre-Carthagène sans escale et sans assistance, ce monocoque de 9 m est aujourd’hui une chambre d’hôtes pour touristes en quête d’évasion. Le temps d’un week-end, des marins d’eau douce s’offrent l’illusion d’une croisière en Atlantique, le mal de mer en moins.

Confort simple mais dépaysement assuré. Une couchette double à l’avant, deux couchettes de part et d’autre de la table. Et une minicuisine avec plaque de cuisson, évier et four à micro-ondes. Le strict nécessaire pour tenir deux à trois jours en mer. La vue, en revanche, n’a rien à envier aux villas voisines : panorama à 180 o sur les côtes vendéennes et les quelques rochers qui barrent l’entrée de la baie de Ker Châlon. Un luxe inouï sur cette île protégée par la loi Littoral (interdisant toute nouvelle construction à 100 m du rivage) et classée Natura 2000. “Impossible d’envisager le moindre équipement touristique sur cette langue de terre, explique le gérant Pascal Surville. L’option du voilier échoué sur la plage et prêt à lever l’ancre à tout moment s’est imposée à nous.”

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°34, paru en mai 2021. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.

Une alternative à la casse

L’idée de retaper ces vieux voiliers en plastique revient à l’entrepreneur nantais Didier Toqué. Pionnier de l’économie circulaire et navigateur à ses heures, il a monté, il y a vingt ans dans les Yvelines, une filière de recyclage de déchets de bureau. L’idée : rentabiliser la tournée des facteurs qui livrent aux entreprises des brassées de courrier et repartent à vide. L’entrepreneur propose à La Poste de remplir ses caisses de papiers usagés avant de les livrer à des papeteries françaises. La filière s’organise et devient une filiale de La Poste déployée dans tout le pays. “Nous avons créé 150 emplois en CDI en cinq ans et 450 parcours d’insertion réussis”, se félicite Didier Toqué, qui s’attaque désormais à un déchet plus conséquent : les vieux bateaux de plaisance en polyester.

Dans les années 1970, âge d’or de la navigation à la voile, ce matériau composite associant fibre de verre et résine révolutionne le nautisme en ouvrant la voie à la construction en série. Contrairement au bois travaillé de façon artisanale, le polyester se coule dans des moules réutilisables à l’infini. Une fois solidifié, il s’avère indestructible et facile à entretenir. Succès immédiat auprès des navigateurs. Aujourd’hui, 95 % des bateaux de plaisance immatriculés en France sont en polyester.

Quatre décennies plus tard, le parc a vieilli. Les baby-boomers qui s’étaient lancés, nez au vent, dans l’aventure nautique raccrochent ciré et bottes. Cap sur des loisirs plus tranquilles. Et personne pour prendre la relève. “Les générations suivantes rechignent à reprendre le voilier familial, remarque Didier Toqué. L’ubérisation de l’économie est passée par là. Les jeunes privilégient la location, solution beaucoup plus souple.” Mais que faire de tous ces bateaux réformés ? Matériau miraculeux des années 1960, le polyester s’avère impossible à recycler, comme la plupart des matériaux composites. Aucun industriel n’a encore trouvé de procédé satisfaisant pour séparer la fibre de la résine. Reste la décharge, ou l’incinération. Fin peu glorieuse pour ce patrimoine nautique qui a fait rêver des générations de plaisanciers. Et surtout, aberration écologique.

Sauver les vieux voiliers

Vent debout contre ce gâchis colossal, Didier Toqué décide de sauver ces bateaux et fonde Bathô, chantier naval insolite, avec Romain Grenon. Tous deux partagent la même philosophie. Grâce à un emprunt de 75 000 euros auprès des banques de l’économie sociale et solidaire, ils aménagent un atelier dans un ancien local de location de voitures, à Rezé, au sud de Nantes (Loire-Atlantique). Ils réceptionnent leurs premiers navires fin 2019.

Cédés à l’euro symbolique par les propriétaires, qui échappent à des frais de décharge ou d’incinération de 2 000 à 3 000 euros, les bateaux subissent un lifting de quatre cents heures. La quille est sciée, le moteur extrait et la coque remise à neuf. Entre l’artisan métallier qui démonte et rénove l’accastillage (poignées, gonds, paumelles…) avant de confier le bateau aux menuisiers. Réfection des cloisons en bois, aménagement des espaces intérieurs, isolation de la coque grâce à un enduit de liège projeté (mis au point et breveté par Bathô). Les différentes opérations mobilisent cinq artisans, sans compter les innombrables stagiaires qui viennent se faire la main. Ali, lycéen de 14 ans en filière matériaux composites, passe un mois au sein de l’équipe. 

Morgan, lui, peaufine son projet de fin d’études. Étudiant en master d’architecture, il planche sur un habitat léger couvert par une coque de bateau retournée. “Les apprentis vivent leur première expérience professionnelle. C’est passionnant de les emmener dans cette aventure”, confie Romain Grenon. L’été dernier, il a encadré huit jeunes d’une cité nord de Nantes pour restaurer un dériveur en échange d’un stage de voile sur la côte vendéenne. Compagnons du devoir, lycéens en Bac pro, et même ingénieurs centraliens se bousculent pour décrocher un stage dans ce chantier naval. “L’activité de formation accapare 25 % de notre temps, mais c’est aussi l’objet de notre activité. Nous sommes avant tout des tuteurs.”

Voyages immobiles

Une fois ressuscités, les bateaux mettent le cap sur des campings ou dans l’hôtellerie de plein air. Ancrés au sol, agrémentés d’une terrasse en pin Douglas et d’un taud apportant un peu d’ombre, ils sont prêts à accueillir de nouveaux équipages, nostalgiques du cabotage ou parfaits néophytes. L’intérieur bois et les volumes d’origine offrent les sensations d’une croisière en mer, dans le roulis et les embruns. Le café du matin gagne en sérénité.

Assimilés à des biens meubles, ces hébergements insolites, vendus entre 15 000 et 20 000 euros, s’affranchissent des contraintes urbanistiques. À eux les grands espaces, les coudes tranquilles d’une rivière ou les pâtures ombragées. Pour une somme modique (100-120 euros la nuit pour 4 personnes), leurs heureux locataires coulent des nuits paisibles dans des sites magnifiques. Des pinèdes de Lacanau (Gironde) aux falaises d’Étretat (Seine-Maritime), en passant par les bords de la Vilaine (Bretagne) ou le jardin d’un architecte islais, une vingtaine de voiliers ont déjà pris le large. Quelques-uns deviennent un comptoir de dégustation d’huîtres en Charente, un lieu de coworking à Angers ou une micro-épicerie pour les randonneurs du canal de Nantes, à Brest. Les vieilles coques ont un bel avenir ! 

À lire aussi : Sur les canaux de Strasbourg, cette maison-bateau carbure à l’énergie solaire

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