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Chaque jour, au petit matin, deux péniches quittent l’appontement de Vitry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Dans chacune, 1 800 tonnes de terre. Cap sur Petit-Couronne, en banlieue de Rouen. À l’arrivée, ces déblais serviront à la transformation d’une ancienne raffinerie en… plateforme logistique.
Durant ce trajet, la terre passera du statut de déchet à celui de ressource, puisqu’elle est issue des excavations des chantiers du Grand Paris Express. Ce projet pharaonique d’extension du réseau de transport public francilien prévoit la création de quatre nouvelles lignes de métro automatiques (15, 16, 17 et 18) et le prolongement de deux existantes (la 14 et la 11). Au total, 200 kilomètres de voies et soixante-huit gares sortiront de terre au terme d’un chantier de quinze ans et dessineront le Grand Paris. Mais d’ici là, il s’agit de gérer les 45 millions de tonnes de déblais qui vont être extraits pour réaliser ces tunnels et ces nouveaux axes.
Autrefois, ces terres auraient été jetées dans des décharges, sans qu’on s’interroge. Mais le paradigme a changé. Et la Société du Grand Paris (SGP), chargée de la construction de ce futur « supermétro », dont les lignes seront essentiellement sous terre, en a bien conscience. Sur ce chantier hors norme, la maitrise d’ouvrage a annoncé la réutilisation de 70 % des terres excavées, avant même que cela ne devienne une obligation législative.
Métaux lourds
Car cet objectif qui fait sens dans un monde qui se veut durable est désormais imposé par l’État – et plus précisément par la loi de finances de 2019, qui contraint les entreprises à transformer leurs déchets, sous peine de taxation. Comptez aujourd’hui 42 euros la tonne de déchets rejetés, et 65 euros dans cinq ans, en 2025. Sur un chantier de la taille du Grand Paris, il faut réfléchir vite.
Reste que pour le moment, il demeure plus simple de jeter ces terres que de les réexploiter. Dans le milieu du BTP, peu d’acteurs sont matures et aucune filière réellement structurée. Cinq ans après les premières excavations, la valorisation atteint 45 % de réutilisation des déblais. Cela reste loin de l’objectif de départ.
Les raisons ? Toutes les terres ne sont pas utilisables. Certaines ont été polluées par l’action de l’homme, d’autres sont écartées car elles sont naturellement composées de métaux lourds, néfastes pour l’environnement (sélénium, molythène, sulfate ou arsenic). Et peu d’industriels sont prêts. « Ils sont encore peu enclins à utiliser cette matière première, car ils ne sont pas surs de leurs débouchés, explique Thomas Gaudron, responsable de la valorisation des terres à la Société du Grand Paris. Il faut donc travailler en parallèle sur l’offre et la demande, c’est pourquoi nous avons dû tout créer depuis le début, sans attendre la maturité du marché et lancer des initiatives expérimentales. »
Pour les aider, Neo-Eco, bureau d’ingénierie conseil spécialisée dans la valorisation des terres, a pour missions de caractériser les gisements, de les attribuer dans des filières de valorisation et d’y associer un processus industriel, administratif et normatif, afin de pouvoir travailler à grande échelle et de les réinjecter dans des projets du territoire. « Nous étudions les terres et leurs qualités, détaille Benjamin Constant, fondateur de Neo-Eco. Nous expliquons ensuite à nos interlocuteurs vers quels usages elles peuvent aller : sous-couche pour des routes, granulat pour le béton, terres agricoles… »
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Transport par bateau
Traditionnellement, les déblais sont utilisés pour combler d’anciennes carrières, réaménager des sites industriels aux sols pollués ou servir de couches pour des routes. C’est ce que l’on appelle la valorisation volume. Valgo, en charge du réaménagement de l’ancienne raffinerie dans la banlieue de Rouen, a poussé la démarche jusqu’à opter pour le mode de transport le moins polluant possible : le bateau. « Nous avons opté pour le transport fluvial, puisque nos deux barges peuvent déplacer autant de matière que 200 camions, explique son président, François Bouché. Mais une année a été nécessaire pour organiser la logistique et nous lancer début juillet dans ce chantier. »
Des collectivités locales s’investissent également dans cette démarche. « L’idée est de modifier les marchés et les appels d’offres pour laisser la possibilité d’intégrer ces matériaux alternatifs dans nos chantiers, assure Justine Emringer, cheffe de projet métabolisme urbain à l’intercommunalité de Plaine Commune, qui mobilise différents acteurs sur l’économie circulaire. Nous travaillons sur trois projets de revalorisation avec les équipes de la Société du Grand Paris : Lumière Pleyel, où les déblais de la future gare pourraient servir au remblai d’un pont en construction ; La Courneuve Six-Routes, où ils viendraient intégrer les bordures de la gare ; Fort d’Aubervilliers, dont le chantier pourrait combler les sols par du béton contenant de la terre au lieu du sable traditionnel. »
« L’idée est de modifier les appels d’offres pour laisser la possibilité d’intégrer ces matériaux alternatifs dans nos chantiers. »
Justine Emringer, cheffe de projet métabolisme urbain à l’intercommunalité de Plaine Commune
La nouvelle utilisation, c’est la valorisation matière. Soit la transformation des déblais en ressource, suivant la logique de l’économie circulaire, qui vise à développer des projets locaux, à base de terre locale. « Au fil des siècles, on a malheureusement pris l’habitude d’aller chercher le sable pour construire en béton, déplore Silvia Devescovi, cheffe de projet Cycle Terre, une entreprise dédiée à la valorisation de la terre crue d’Île-de-France. Avec un impact négatif sur les ressources naturelles, le transport, et des processus de transformation très énergivores. »
Qualités acoustiques et thermiques
Depuis trois ans, cette entreprise soutenue par la Société du Grand Paris réintègre la terre crue, locale, très peu carbonée, dans l’architecture urbaine et contemporaine. Basée à Sevran, l’entreprise se charge de récupérer, trier en fonction de leur composition (cailloux, argile, sable…), puis de les transformer en panneaux d’argile, terre allégée, enduits ou briques de terre. Pour le moment, cette idée demeure une niche portée par quelques militants ou par le secteur public dans des opérations isolées, mais l’équipe de Cycle Terre, créée par l’architecte Paul-Emmanuel Loiret, espère convaincre la région car ce matériau n’est pas seulement peu énergivore à la transformation : il apporte aussi en aménagement intérieur des qualités acoustiques, thermiques…
« Depuis vingt ans, je m’intéresse aux bâtiments en terre, explique l’architecte. En 2012, avec mon associé Serge Joly, nous avons construit un premier édifice en terre en Essonne. Pour ce projet, nous avions été contraints d’importer la terre d’Allemagne, ce qui nous a conduits à développer ensuite une filière locale. Nous avons commencé à expérimenter en 2015 et nous sommes en train de construire tout un quartier à Ivry [Val-de-Marne] et une école à Villepreux [Yvelines]. »
« Aujourd’hui, les ressourceries et la question du réemploi sont déjà très actuelles, alors pourquoi cette culture ne s’étendrait pas aux rebuts des chantiers ? interroge Stéphanie Bardon, cheffe de mission économie sociale et solidaire du territoire Grand-Orly Seine Bièvre, qui réfléchit à la structuration d’une filière locale de gestion et valorisation des sols. Nous devons penser à des usages et inventer un modèle économique. Si nous n’avons pas les réponses, il est temps de mettre ces sujets à plat et de nous en emparer. » Cette urgence face à la crise environnementale est entièrement partagée par Paul-Emmanuel Loiret : « Il y a une immense disponibilité des ressources… À nous d’améliorer la maitrise de la construction terre et de bâtir la ville de demain avec ce matériau écologique, qui reflète le territoire et sa richesse. »