Partager la publication "Et si Trump 2.0 était une occasion en or pour l’Europe de la sobriété ?"
L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis peut constituer un tournant majeur dans la géopolitique internationale et plus particulièrement sur les questions climatiques et environnementales. La première décision du président devrait être, comme il l’a annoncé durant sa campagne électorale, de sortir de l’Accord de Paris, puis de démanteler l’Agence de protection de l’environnement américaine.
Il supprimera rapidement les taxes sur les émissions de méthane et remettra en cause la pause observée sur les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL), deux mesures mises en place sous l’administration Biden. Sur les questions énergétiques comme sur l’économie en général, Donald Trump souhaite envoyer des messages forts aux différents acteurs. En interne, sa vision est simple : casser toutes les barrières réglementaires ou fiscales pouvant limiter la production et le commerce d’énergies fossiles.
Vers l’extérieur, le slogan America is Back se traduira pour l’ensemble des relations commerciales en utilisant des outils favorisant les taxes à l’importation et favorisant à l’échelle globale une politique discrétionnaire fondée sur l’humeur, l’outrance et la communication de court terme. Déjà premier producteur de pétrole et de gaz, premier exportateur mondial de GNL et disposant des premières capacités d’exportations mondiales sur ce marché, les États-Unis détiennent d’emblée un pouvoir conséquent sur les deux principaux marchés énergétiques mondiaux, reflet du retour des États-Unis comme puissance énergétique majeure depuis le milieu des années 2010.
L’élection de Donald Trump pourrait toutefois signifier l’entrée dans une nouvelle ère : celle d’une profonde affirmation du pouvoir de marché américain sur l’énergie pour tendre vers la domination. Cette politique touchera en tout premier lieu les pays consommateurs dépendants largement des exportations américaines. Et en tout premier lieu l’Union européenne.
Après avoir négligé des signaux faibles, comme l’utilisation par Moscou dans les années 2000 et 2010 de l’arme gazière pour résoudre ses principaux différends avec des pays voisins tels que les États baltes, la Géorgie et l’Ukraine, l’Union européenne a enregistré un réveil douloureux lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À la veille du conflit, les différents pays de l’UE importaient de Russie à plus de 96 % leur pétrole et leurs produits pétroliers, à plus de 87 % leur gaz et à plus de 44 % leur charbon. Moscou était encore en 2021 le premier fournisseur de pétrole (27 % des importations totales) et de gaz (45 % du volume total d’importations) de l’Union.
L’UE s’est dès lors efforcée depuis mars 2022 et la mise en place du plan REPowerEU de réduire sa dépendance gazière vis-à-vis de son premier fournisseur. Elle a notamment diversifié rapidement ses approvisionnements en important massivement du gaz des États-Unis. D’une dépendance aux approvisionnements de Moscou, l’UE est ainsi passée à une dépendance aux approvisionnements de Washington. En 2023, 45 % des importations de GNL européens étaient d’origine américaine et le vieux continent constituait la première destination du gaz américain. Et l’on pourrait ainsi considérer cette relation comme doublement bénéfique : pour les États-Unis un débouché garanti pour ses exportateurs et pour l’Europe une disponibilité gazière importante dans un contexte de production interne de l’espace européen restreinte.
Pour un lecteur attentif de la situation existant avant l’invasion de l’Ukraine, la situation était en tout point similaire puisque l’UE constituait pour la Russie un débouché financièrement intéressant pour les entreprises russes par rapport à un marché intérieur contraint et pour les pays de l’UE une opportunité d’importer du gaz à un prix raisonnable.
S’il n’est pas question de comparer Donald Trump et Vladimir Poutine, ne peut-on pas imaginer des scénarios dans lesquels le gaz américain pourrait constituer une monnaie d’échange et d’arbitrage pour Washington sur des sujets délicats. Et ceux-ci pourraient être nombreux : négociations commerciales globales ou sectorielles (agriculture) ; OTAN, guerre en Ukraine, technologies bas-carbone, etc. Surtout, les États-Unis ont partiellement entre leurs mains un levier énergétique pouvant impacter le niveau et la volatilité des prix sur les matières premières énergétiques en Europe. Dans un contexte de transition bas-carbone et de compétition à la réindustrialisation et à la relocalisation des entreprises dans les espaces européens ou américains, disposer d’une énergie peu chère constitue un avantage fondamental.
Face à cette nouvelle donne, l’Europe est-elle dès lors condamnée à passer d’une dépendance géographique à une autre dans les décennies à venir ?
Si la guerre en Ukraine a constitué un catalyseur de décarbonation du mix énergétique européen, elle a également mis en exergue la nécessaire mise en place de politiques de sobriété. Le contexte de l’époque bénéficiait, il est vrai, de la parution du troisième volet du sixième rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en avril 2022. Le GIEC en donnait une définition intéressante et élargie à l’ensemble des ressources naturelles :
“Les politiques de sobriété sont un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent une demande en énergie, en matières premières, en terres et en eau, tout en assurant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires.”
C’est ainsi qu’en Europe, et plus particulièrement en France, l’année 2022 s’est profondément distinguée par un appel accru à la sobriété énergétique. Cette période faisait écho aux années 1970, marquées par les deux chocs pétroliers, qui avaient également suscité les premiers appels à la modération des consommations énergétiques et à la lutte contre le gaspillage. Dès septembre 2022, la Commission européenne annonçait un objectif de réduction de 15 % de la consommation d’électricité durant l’hiver.
À l’automne, la France dévoilait un plan national de réduction des consommations énergétiques, ciblant l’État (limitation des températures dans les bâtiments publics), les entreprises (incitations au télétravail), et les ménages (consignes de température dans les logements, limitations de vitesse sur les autoroutes). Ce plan était également accompagné paradoxalement d’un bouclier tarifaire, très coûteux, destiné à protéger l’ensemble des consommateurs et non les plus démunis. Si ces plans ont permis de mettre en avant les politiques de sobriété dans le débat public, elles ont malgré tout constitué une forme de sobriété de réaction et subie.
Le contexte d’incertitude géopolitique actuelle appelle à une tout autre construction des politiques de sobriété pour engager nos sociétés européennes dans des politiques systémiques sur ce sujet. Or, sur l’énergie comme sur les matériaux critiques, la sobriété reste un impensé stratégique. En effet, les États préfèrent trouver dans des ressorts de production nationale ou de diversification des acteurs les solutions à une problématique de dépendance. Pourtant, interroger de manière systématique et profonde nos besoins et nos usages permettraient une approche beaucoup moins risquée à long terme et beaucoup moins soumise aux aléas électoraux ou géopolitiques.
Plus que la détention d’une matière première comme l’énergie et les matériaux critiques, c’est la sobriété elle-même qui pourrait devenir une ressource stratégique de premier plan pour les États. Une entrée construite dans l’ère des puissances sobres pourrait constituer un modèle attractif pour des économies dépourvues de ressources naturelles et soucieuses d’affirmation géopolitique. En renforçant l’autonomie des pays, les politiques de sobriété contribuent à améliorer la balance commerciale et à accroître la sécurité énergétique et matérielle. Elles permettent ainsi de dégager des surplus financiers pour investir dans des politiques structurelles d’infrastructures résilientes permettant la modération des consommations futures.
La réduction des consommations est également un facteur de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de pollutions liées à la production ou à la consommation d’énergie ou de biens manufacturés. Cette dernière offre aux États sobres une forme d’attractivité permettant de développer un leadership international sur ces questions. Rechercher un nouvelle ère de simplification matérielle et technologique, modérer la consommation pourrait devenir un atout majeur pour attirer des compétences en Europe, se démarquer des autres régions du monde, et adresser de manière simultanée les enjeux cruciaux de souveraineté, de résilience et de chaînes de valeur.
Et le cercle vertueux initié par la sobriété systémique permet de se concentrer sur les problématiques fondamentales telles que la formation, la santé publique et le bien-être des populations. Elle exige un changement de paradigme politique nécessitant l’appréhension du long terme et exigeant la construction d’une sobriété collective en parallèle des appels à la sobriété individuelle.
L’incertitude géopolitique actuelle appelle à des réponses structurelles et la sobriété apporte une solution pour les pays européens. N’attendons pas la prochaine crise énergétique et constituons dès aujourd’hui notre résilience. La sobriété a certes un coût mais le développement de ces ressorts ouvre de nouvelles perspectives : développer de nouveaux leviers de puissances en parallèle du Hard Power (économie, facteurs militaires, etc.) et du Soft Power basés sur un pouvoir écologique de la modération, un Ecological Power. Développer une sobriété respectueuse des limites planétaires et améliorant nos capacités de résilience géopolitique s’appelle peut-être simplement liberté !
À propos de l’auteur : Emmanuel Hache. Adjoint Scientifique au sein de la Direction Economie et Veille, Économiste et prospectiviste, IFP Énergies nouvelles.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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