Partager la publication "3000 kilomètres à pied qui ont changé nos vies"
Pendant l’été, nous avions parcouru, réparti sur six week-ends, le trajet de Bruxelles à Sedan, à titre de test. Nous conseillons vivement la marche en Belgique et dans l’est de la France. Elle offre tout ce que le cœur et les jambes d’un marcheur peuvent désirer. Partis de la maison, nous avons traversé la forêt de Soignes qui borde Bruxelles, sommes passés en Wallonie par le château de La Hulpe, l’abbaye de Villers-la-Ville, Namur, Dinant et son rocher, avons longé la Semois, traversé la Famenne et les Ardennes, Bouillon, pour arriver à Sedan. Treize jours qui nous ont permis de découvrir autrement un pays que nous parcourons habituellement via les autoroutes.
Premier septembre donc. Départ de Sedan avec une idée idyllique de la campagne, des bois et des champs à traverser en parcourant les sentiers de Grandes Randonnées. Et un corollaire : se ravitailler dans les villages auprès des producteurs et commerçants locaux. Très vite, nous avons dû nous rendre à l’évidence : pas ou très peu de commerces locaux. Nous fûmes même obligés d’acheter nos pique-niques et des réserves suffisantes dans des hypermarchés, tous les trois ou quatre jours.
L’absence quasi systématique de détaillants locaux dans les villages de campagne fut pour nous une découverte, un fait inconcevable. Nous nous sommes évidemment posé la question : Pourquoi ces Intermarché situés à 2 km de centres vidés de leurs commerces ? Pourquoi l’absence de petits commerces ? Ce ne sont pourtant pas les fruits et légumes qui manquent en Lorraine, en Alsace, dans les Vosges. Les légumes frais sont là, devant nous, enfermés dans les nombreux potagers privés qui ornent les chemins. Une question de plaisir, de philosophie ou économique ?
Paysages et villages magnifiques mais sans vie, plus ou presque plus de boulangeries, épiceries, marchands de produits frais, plus de cafés, pas plus que de restaurants, petits ou grands. Des villages désertés. Certains, en Argonne par exemple, constitués majoritairement de résidences secondaires. Nous lisons dans les journaux que le gouvernement français veut relancer l’économie. Mais ici, il semble ne plus rien y avoir à relancer. Les habitants, les commerces et l’industrie ont disparu.
Si les journées de marche peuvent se dérouler sans croiser personne, nous rencontrons beaucoup d’humanité dans les endroits où nous logeons. Une humanité parfois touchante à laquelle nous ne sommes plus habitués en ville. Les gens les plus démunis se révèlent toujours être ceux qui donnent facilement, avec plaisir, sans méfiance.
Nous vivons d’intéressantes discussions, lucides, sur la désertification de la Lorraine ou des Vosges notamment. Les habitants regrettent cette situation, mais ce mouvement apparaît bel et bien irréversible. Chacun, au travers de son histoire personnelle, donne son interprétation, avance des raisons politiques, économiques, sociologiques ou ontologiques.
Par exemple, mi-septembre, dans le hameau de Méloménil, un peu après Vittel dans les Vosges, cette fermière qui nous raconte l’histoire de ses enfants, qui ont ouvert un magasin de motos. Ils ont tout arrêté après deux ans, malgré la relative bonne marche de l’affaire. Vie difficile et peu rémunératrice, impossibilité d’obtenir plus de crédit bancaire pour financer le stock. Elle trouve qu’il faut laisser vivre les jeunes et ne pas les forcer à reprendre l’exploitation familiale, comme c’était le cas à son époque. L’indépendance demande de la volonté, du courage mais doit être encouragée chez les jeunes, selon elle.
D’autres nous confirment que les métiers d’agriculteur, boulanger, hôtelier, épicier, cafetier sont difficiles et peu rémunérés au regard des nombreuses heures travaillées. L’emploi d’un salarié est fortement taxé et donc souvent impossible. Beaucoup de gens arrêtent tout simplement leur activité et les jeunes ne reprennent pas les commerces existants. Tel ce jeune boulanger croisé fin septembre à Villers-le-Lac, dans le Doubs, nous expliquant que sa banque lui a refusé un prêt pour démarrer son activité. La Lorraine et l’Alsace continuent ainsi à vivre un exode régulier.
Le comportement du consommateur est important, lui aussi. On préfère acheter dans les supermarchés, c’est moins cher et plus facile d’accès. Le pain et la viande sont souvent cités en exemple. Le critère du prix, immédiat, l’emporte sur les autres : qualité, provenance, saisonnalité…
Il faut, enfin, relever le comportement du corps politique local. Comme ce conseiller municipal d’un village français avec qui nous avons dîné dans un petit couvent pour marcheurs de la via Francigena, au nord de l’Italie. Il nous confie qu’il est très avantageux d’accueillir dans sa commune un supermarché, source de nouveaux impôts et, surtout, offrant la possibilité au maire de vanter la création de dix à vingt emplois du jour au lendemain. Il reconnaît que la grande distribution étouffera sans doute les commerces locaux et détruira de l’emploi direct et indirect, mais de façon répartie – cachée ? –, sur plusieurs années. Les commerces locaux, lieux de vie propices à la rencontre et à la discussion, disparaissent ainsi et, avec eux, un lien, un tissu social.
Toujours au niveau politique, mais à l’échelle continentale cette fois, plusieurs producteurs et fermiers nous parlent des normes européennes. Pour les respecter, il faut engager de lourds investissements, trop importants pour les petits acteurs. L’agriculteur ne peut plus vendre son lait du matin, ses œufs, ses lapins directement à ses voisins, parce que cela ne respecte pas les standards hygiéniques définis par la loi. Que de normes, que de difficultés administratives pour pouvoir vendre des produits non formatés aux goûts actuels, comme les fromages au lait cru ! Certains rétorqueront que les agriculteurs se plaignent en permanence… Mais ici, on parle de petites productions locales mises en difficulté par des règles dont on peut parfois mettre en question la réelle utilité.
Érosion d’un tissu social local, à nouveau. Un tissu que nous avons pu retrouver en Italie, dès le col du Grand-Saint-Bernard franchi, début octobre, sous le soleil. La traversée des Alpes nous a menés dans un pays différent. Le premier soir, nous nous retrouvons à Gignod (Vallée d’Aoste), dans un restaurant bondé. Le patron a même dû refuser des gens. Uniquement des locaux. Quel contraste pour nous qui étions habitués à nous retrouver seuls dans les restaurants français !
Le ravitaillement n’est plus un souci. Chaque village traversé, du plus petit au plus grand, du plus touristique au plus rural, possède plusieurs cafés, marchands de fruits et légumes, boulangeries. Le tissu social y semble fort. Les villages sont vivants. Toutes les générations sont là. Notre traversée de l’Italie dure quarante-cinq jours, nous offrant à nouveau de nombreuses discussions avec les habitants des régions traversées, nous permettant de capter l’humeur ambiante.
Plusieurs nous avouent sentir l’arrivée de temps nouveaux, plus difficiles. Telle cette jeune patronne d’une trattoria du hameau de Costamezzana, dans la commune de Noceto, en Émilie-Romagne, au pied des Apennins. Elle doit faire face à de nouveaux impôts et est inquiète pour l’avenir. Elle se demande pourquoi elle doit payer pour les erreurs de sa classe politique. Ou cette hôtelière près d’Ivrea, patrie d’Olivetti, dans le Piémont, qui a vu fondre sa clientèle et doit, elle aussi, assumer des hausses d’impôts et des baisses de revenus liées à la délocalisation des entreprises locales.
Il nous semblerait hasardeux de dire que c’est la croissance, la compétitivité et la globalisation économique qui vont empêcher ces régions de sombrer elles aussi. Des commerçants italiens, des tenanciers d’hôtels et de restaurants nous disent craindre une expérience « à la française », à la ArcelorMittal, à la Peugeot. À l’image d’Ivrea, où les difficultés d’Olivetti ont provoqué la fonte de la clientèle des hôtels-restaurants, ces villages sont dépendants de sociétés dont le marché n’est pas du tout local.
La combinaison globalisation-compétition-libéralisation provoque de nombreuses destructions d’emplois. Ce n’est pas simple, mais un certain degré d’encadrement et de protectionnisme ne nous semble pas absurde. Il faut encourager les entrepreneurs locaux, la création d’entreprises locales et donc d’emplois locaux.
Un fort tissu social local est une base de développement importante qui apporte de la stabilité. C’est ce qui est ressorti des moments vécus et des personnes rencontrées tout au long de notre marche. Et c’est sans doute en rupture avec les croyances financières et économiques que nous rencontrons chaque jour dans nos métiers.
Percevoir le monde différemment
Notre aventure de trois mois s’est achevée fin novembre en Italie, à Rome, place Saint-Pierre. Le sentiment d’avoir accompli quelque chose d’important était là, même si les grands sentiments de réussite et de victoire avaient été vécus lors des passages des cols d’Alsace, du Jura, des Alpes, des Apennins, ou à la fin de journées longues et fatigantes.
Les étapes intermédiaires du voyage se sont révélées plus importantes que son point final. Nous avons découvert un monde proche, qui nous entoure, nous concerne directement.
On peut regretter la pauvreté au Brésil, en Afrique… Mais que penser des sacrifices vécus quotidiennement dans un rayon de 2 000 km autour de nous ? Pendant et après ces journées de marche, nous avons pu réfléchir à notre comportement de citoyens, aux conséquences de nos actes et des idées économiques défendues actuellement. Beaucoup prônent la croissance infinie et automatique à travers la mondialisation. Nous croyons au contraire fermement au développement de productions et d’économies locales à caractère durable, éloignées des lobbys actifs au profit des plus grands. Des économies créant des liens, des réseaux.
Pas de conclusions philosophiques, pas de morale universelle. Pas de leçons ou de conseils simplistes. Mais un vrai besoin de s’indigner et d’agir à l’échelle personnelle et locale pour changer ce qui peut l’être : prendre conscience de son propre comportement, acheter des fruits et légumes de saison à des producteurs locaux – c’est possible à Bruxelles comme à Paris –, faire de même pour la viande ou le poisson, s’impliquer davantage dans la vie de quartier, partager certaines ressources avec les voisins, créer un potager sur une terrasse de ville, freiner sa (sur)consommation, se passer du dernier modèle de téléphone ou d’ordinateur, privilégier les déplacements à pied, à vélo, en tram. Et – pourquoi pas ? – créer une monnaie locale. Cette solution est revenue à maintes reprises lors des recherches entreprises à notre retour sur le développement local des territoires. Et partager cette expérience, encourager chacun, dans la mesure du possible, à vivre quelque chose d’équivalent.
La recherche d’une maximisation des profits est-elle la meilleure valeur à long terme ? Globalisation et compétitivité à tout prix sont-ils vraiment ce que nous voulons pour le futur ? Soulever de telles questions permettrait d’« influencer » son entreprise ou son cercle proche : collègues, employés, amis, partenaires bancaires… Parler de consommation locale, de produits de saison, de jardins de ville, d’artisans locaux… Et réfléchir aux liens, aux conséquences, à la manière de bâtir une entreprise active sur tous les continents.
Nous avons maintenant la volonté de faire plus, de créer et développer une activité de proximité au travers d’un lieu d’échange, de coordination, de création. Notre premier geste a été, fin mars, la création d’une bibliothèque de rue accessible gratuitement, 24 heures/24, où chacun peut prendre ou déposer le livre de son choix dans une armoire accessible à front de rue. Suivra la création d’un espace de culture et d’échange dans notre quartier : un lieu de création plastique, théâtrale, un cercle de discussion et d’apprentissage en lien avec les organisations locales. Nous en avons aussi profité pour créer plusieurs petits potagers « en carré » de ville et implanter sur notre maison une toiture végétale « intensive ».
Ces gestes, tout le monde peut les réaliser. Mais concilier les valeurs qui les accompagnent avec le poste de directeur financier d’une multinationale reste un sujet brûlant !
Cet article est extrait du n°4 de We Demain. Pour découvrir les autres articles de la revue et vous abonner, c’est par ici !
Le biomimétisme, ou l'art d'innover en s'inspirant du vivant, offre des solutions aussi ingénieuses qu'économes…
Cofondateur de la marque de vêtements techniques Lagoped, Christophe Cordonnier défend l'adoption de l'Éco-Score dans…
Chaque année, comme un rituel bien huilé, le Black Friday déferle dans nos newsletters, les…
Fondé par une femme, Jay Graber, le réseau social Bluesky compte plus de 20 millions…
À la COP29 de Bakou, les pays en développement attendent des engagements financiers à la…
Pourquoi et comment un groupe français de services numériques décide de mettre la nature au…