Partager la publication "60 euros pour recharger 12 trottinettes : on a suivi un juicer à Paris"
Sur le boulevard Diderot à Paris, un vendredi après-midi ensoleillé, les passants observent – éberlués – un drôle de spectacle. Perché sur sa gyroroue, un homme fonce à plus de 40 km/h avec, dans chaque main, deux trottinettes électriques.
Mathieu*, la trentaine, est “juicer”. “Juice” veut dire électricité en anglais. Les juicers rechargent donc les batteries des trottinettes. Un travail issu de l’ubérisation que proposent des entreprises comme Lime, Bird ou encore Bolt, de plus en plus précaire, parfois dangereux. Et gourmand en énergie, dans tous les sens du terme.
Car après avoir récupéré les trottinettes laissées par leurs usagers – dans des endroits parfois difficiles d’accès –, après avoir signalé les anomalies, il faut les ramener chez soi, les charger pendant 5 à 6 heures (à ses frais), et enfin les redéployer avant sept heures du matin dans les “nids” indiqués aux juicers sur l’application. Les adeptes de patinettes les trouvent alors bien rangées en bas de chez eux, comme par magie.
Mathieu, agent maintenance dans le ferroviaire, est devenu juicer pour arrondir ses fins de mois. Avant cela, il participait à des expériences scientifiques rémunérées, mais le travail de juicer est plus souple côté horaires, et surtout mieux payé. Du moins il l’était. Quand il a commencé en octobre 2018, c’était “un peu le paradis”, dit-il avec nostalgie. Le métier n’était pas encore très connu et le rechargement de chaque trottinette rapportait 8 ou 10 euros. Selon la mairie de Paris, près de 15 000 trottinettes électriques sont disponibles en libre service dans la capitale.
“Il y en avait partout, je pouvais facilement en ramasser 20 dans la journée. Le seul problème c’était le déploiement, impossible d’en déposer 20 avant 7 heures du matin.” Sa limite quotidienne ? 12 trottinettes. Il gagnait quotidiennement entre 80 et 120 euros pour un travail qui pouvait lui prendre toute la nuit. “Au début il y avait ce côté argent magique”, se souvient-il.
Mais depuis janvier, les prix ont dégringolé suite à l’augmentation du nombre de juicers. Aujourd’hui, pour 12 trottinettes, Mathieu ne gagne plus que 60 euros. Pour ne pas dépendre d’une seule marque, il travaille pour plusieurs opérateurs, et tous ont baissé leurs tarifs : “Chez Lime, à l’inscription, ils nous avaient prévenus que c’était entre 5 et 20 euros la trottinette. Je n’en ai jamais vu à 20 euros, et maintenant elles sont quasiment toutes à 5 euros.” Contactée par We Demain, l’entreprise Lime n’a pas répondu aux demandes concernant le nombre de juicers travaillant pour elle.
Mathieu a même postulé chez VOI, une marque qui paye seulement 3 euros par trottinette : “J’étais très réticent mais l’avantage c’est qu’on peut les déployer la journée. Et puis, c’est mieux que rien.”
Pour que l’activité reste rentable, les juicers doivent maintenir un rythme effréné qui laisse peu de place à la camaraderie : “On se croise dans la rue, parfois on se salue, mais il y a une concurrence et la pression du temps donc on ne s’arrête pas discuter”, reconnaît Mathieu.
L’ambiance est parfois sous haute tension : “Je me souviens d’un soir, on ne voyait presque pas de trottinettes sur l’appli, et quand on en voyait une, on était plusieurs à se jeter dessus”, raconte le juicer. “C’était une vraie course contre la montre, c’était super stressant. Moi ça m’a limite dégoûté, j’étais à deux doigts d’arrêter.”
Quand des usagers l’interpellent, Mathieu essaye d’être bienveillant et leur explique le fonctionnement de l’application et quelques règles de bonne conduite, comme ne pas jeter la trottinette n’importe où…
En la matière, les juicers doivent montrer l’exemple, ils ont même eu droit à un Power-Point sur les règles d’un bon déploiement. “Il faut aligner les trottinettes d’une certaine manière, à une certaine distance les unes des autres, le guidon tourné vers la gauche, contre un arbre ou un banc pour ne pas gêner la circulation”, énumère Mathieu, appliqué.
Après chaque déploiement, le juicer doit envoyer une photo de son travail sur l’appli. Si les trottinettes ne sont pas bien rangées, “on reçoit un mail avec la photo en disant qu’il y a un problème. Une fois j’ai reçu un avertissement parce qu’un guidon était légèrement moins tourné que les autres. J’étais vraiment outré parce que ça ne se voyait même pas !”, s’insurge Mathieu. Pourtant, il ajoute que depuis, il fait “beaucoup plus attention“.
Le juicer finit pas avoir du mal à débrancher. Même lorsqu’il n’a pas prévu de travailler, Mathieu ne peut plus s’empêcher de ramener des trottinettes sur son chemin, sinon il culpabilise, n’arrive pas à dormir, “ça serait vraiment gâcher une occasion”…
Pourtant, ces rechargeurs de trottinettes ne sont pas salariés des entreprises, ils sont auto-entrepreneurs. Si les applications leur promettent de gagner de l’argent rapidement, elles n’évoquent pas les charges à payer, auxquelles s’ajoutent les impôts sur le revenu. “J’ai découvert les 22 % de charges de l’URSSAF sur le moment”, admet Mathieu.
Au total, il laisse “facilement le tiers” sur le prix d’une trottinette. Sans oublier les quelques euros qui s’ajoutent à la facture d’électricité mensuelle pour la recharge (4 centimes par trottinette). Une Lime affichée à 5 euros sur l’application n’en rapporte en réalité que 3 au juicer.
Malgré les charges, le statut d’auto entrepreneur ne couvre pas les accidents du travail. Une information qui peut paraître essentielle pour ce métier à risque, mais que Mathieu n’a pas reçue lors de la réunion d’accueil chez Lime.
Même s’il reste en vogue, le métier de juicer semble sur une pente glissante. D’autant qu’il se heurte à d’autres problèmes. Des mairies veulent réguler, voire interdire les trottinettes en libre service et certains usagers stationnent les engins dans leur immeuble pour les retrouver facilement (ce qui est interdit).
Et comme plus une trottinette est difficile d’accès, plus elle vaut cher à la recharge, certains juicers se sont mis à en cacher chez eux. “C’est en partie à cause de ça que les Lime sont passées à 5 euros” explique Mathieu. Certaines entreprises ont réagi : “Chez Bird, ils ont mis en place des dispositifs anti fraude, donc on peut encore voir des trottinettes à 6, 7 ou 8 euros.”
Le trentenaire assure qu’il arrêtera si les difficultés deviennent trop contraignantes : “Combien de temps ça sera rentable ? C’est ça la vraie question? Tant que c’est là, j’en profite. L’idée c’est de ne pas dépendre de ces revenus, si ça s’arrête, tant pis.”
Mais ce mois ci, sa machine à laver l’a lâché. Alors pour en racheter une, Mathieu devra charger des trottinettes, au moins encore quelque temps.
*Le prénom a été modifié
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