À Strasbourg, la première monnaie locale complémentaire trilingue

Rassembler toutes les populations de Strasbourg grâce à une monnaie complémentaire. C’est le projet de l’association La Stückerie, dont les premiers billets, les “Stück” (traduisez par le “morceau” ou “le petit truc”), sont partis à l’imprimerie début juin et seront mis en circulation fin septembre dans la capitale du Bas-Rhin. 100 000 Stück s’échangeront alors à Strasbourg et dans sa région.
 
L’idée est née en 2013 lors d’un forum organisé par les associations Colibris 67 Strasbourg et Eco-Quartier Strasbourg. Ce jour-là, des citoyens se demandent “comment remettre l’homme et la nature au cœur du projet de société”.

Le projet prend forme en 2014. Une étude de faisabilité est financée par la mairie, une campagne de financement participatif permet de lever 11 000 euros, des subventions municipales sont votées, des billets sont dessinés et conçus de façon à ne pas pouvoir être falsifiés.

Sur chacun d’entre eux, on retrouve un slogan différent. “Le petit rien qui fait du bien” par exemple. Le tout en trois langues : français, allemand, alsacien. Car l’idée est d’abord de créer une monnaie complémentaire pour les Strasbourgeois, notamment afin de développer les circuits courts. À terme, l’association veut faire de son Stück l’unité d’échange parallèle du bassin transfrontalier franco-allemand.

“Notre ambition n’est pas identitaire ou localiste, elle est pragmatique”, raconte Antoine Levy, cofondateur du projet et bientôt salarié de l’association. “Nous suivons le flux économique : comme nous nous situons à cinq minutes de l’Allemagne, beaucoup d’Alsaciens partent faire leurs courses outre-Rhin, et vice versa. Si nous y parvenons, ce serait la naissance de la première monnaie complémentaire transfrontalière.”

 

Chaque unité du Stück vaut un euro. Pour l’heure, 125 personnes ont adhéré à son réseau d’utilisateur, moyennant une cotisation minimum de cinq euros par an. Une adhésion nécessaire pour pouvoir payer dans cette devise dans les commerces partenaires (signalés par un autocollant “Commerce en Transition”) et l’utiliser dans les échanges inter-entreprises.

Parmi ces commerces, des enseignes comme Biocoop, des librairies comme la Maison de la sagesse, des commerces de cosmétiques, des restaurants… Chacun d’entre eux s’acquittant d’une cotisation minimum de 10 euros par an.
 

“Au total, plus de trente professionnels se sont associées au réseau pour le moment, nous espérons en fédérer trente autres d’ici septembre et 150 à 300 au cours des deux prochaines années”, détaille Antoine Levy.  

En rejoignant le réseau, les commerçants et les entreprises partenaires acceptent aussi de bousculer leurs façons de fonctionner en interne.
 

“Les membres du Stück s’engagent à signer notre charte de valeurs, puis à répondre à un défi. Alors qu’un boulanger s’est, par exemple, dit prêt à partager ses savoir-faire avec une association d’accompagnement des handicapés mentaux, certaines autres entreprises se sont lancées dans le compostage de leurs déchets ou dans la vente de produits locaux”, décrit le co-fondateur.

Une façon, pour la vingtaine de bénévoles et les quatre futurs employés du Stück, “d’accélérer le changement vers une économie plus humaine, écologique et solidaire”.  

Côté change, les utilisateurs pourront convertir leurs euros en Stück au sein de ces enseignes, mais aussi au siège de l’association. L’antenne strasbourgeoise de la Nef, première banque éthique française, et le Crédit municipal de Strasbourg mettront aussi en place des points de change, tout en créant des fonds de garantie pour cette nouvelle devise.
 

“C’était un engagement de campagne du maire Roland Ries que de soutenir l’essor d’une monnaie complémentaire locale, explique Paul Meyer, adjoint en charge du numérique et de l’économie sociale et solidaire, le but étant de redynamiser l’économie locale tout en touchant des sociologies différentes”.

Voyant dans ce projet une “bataille culturelle”, l’élu veut croire que cette nouvelle monnaie permettra aux magasins situés dans les quartiers populaires de “retrouver un sens” à leur activité. Tout en fédérant les clients des différents quartiers de la ville autour d’une devise familière.
 

“En ces temps de disette budgétaire et de recherche d’un modèle économique viable, le Stück peut être un exemple à suivre à plusieurs niveaux“, avance Paul Meyer.

Lors des différentes réunions publiques organisées par la ville, l’association Kolibri, Eco-Quartiers et le Stück, les interrogations n’ont cependant pas manqué.
 

“Toucher à l’argent, c’est susciter des peurs auprès des citoyens, qui ont automatiquement la crainte d’en être dépossédés”, se souvient Antoine Levy.

Pour les rassurer, les membres du réseau leur ont rappelé le concept et l’intérêt d’une monnaie locale complémentaire. En France, il en existe actuellement une quarantaine. Qu’il s’agisse de l’Abeille, dans le Lot-et-Garonne, ou de l’Eusko dans le Pays Basque, toutes servent le même objectif : revenir à la fonction première de l’argent, à savoir l’échange entre individus. Avec les monnaies complémentaires, pas de spéculation ni d’épargne possible.

Car la plupart de ces devises, dotées d’une date d’émission, perdent 2 % de leur valeur après trois mois sans utilisation. Les membres du Stück, eux, ont choisi que cette fonte se ferait sur neuf mois. La devise alsacienne perdra progressivement de sa valeur pour favoriser sa circulation rapide. Et ainsi stimuler l’activité économique locale.

“À terme, nous souhaitons embarquer toute la ville. Les commerçants, mais aussi l’accès aux services communaux, comme la patinoire ou les piscines municipales, pourraient alors être payés en Stück”, anticipe Antoine Levy.


Une espérance que partage le conseil municipal, qui a délibéré le 18 mai en faveur de la monnaie complémentaire locale. Avant de tenter la traversée  du Rhin, les promoteurs du Stück entendent rassembler 500 à 3 000 usagers côté français.

Lara Charmeil
Journaliste à We Demain
@LaraCharmeil

Recent Posts

  • Déchiffrer

Christophe Cordonnier (Lagoped) : Coton, polyester… “Il faut accepter que les données scientifiques remettent en question nos certitudes”

Cofondateur de la marque de vêtements techniques Lagoped, Christophe Cordonnier défend l'adoption de l'Éco-Score dans…

17 heures ago
  • Ralentir

Et si on interdisait le Black Friday pour en faire un jour dédié à la réparation ?

Chaque année, comme un rituel bien huilé, le Black Friday déferle dans nos newsletters, les…

23 heures ago
  • Partager

Bluesky : l’ascension fulgurante d’un réseau social qui se veut bienveillant

Fondé par une femme, Jay Graber, le réseau social Bluesky compte plus de 20 millions…

2 jours ago
  • Déchiffrer

COP29 : l’Accord de Paris est en jeu

À la COP29 de Bakou, les pays en développement attendent des engagements financiers à la…

3 jours ago
  • Déchiffrer

Thomas Breuzard (Norsys) : “La nature devient notre actionnaire avec droit de vote au conseil d’administration”

Pourquoi et comment un groupe français de services numériques décide de mettre la nature au…

4 jours ago
  • Respirer

Les oursins violets, sentinelles de la pollution marine en Corse

Face aux pressions anthropiques croissantes, les écosystèmes côtiers subissent une contamination insidieuse par des éléments…

4 jours ago