- Vous avez quitté la Chine il y a près de trente ans. Imaginiez-vous, alors, que votre pays natal allait connaître une accélération aussi rapide ?
Que la Chine réussisse à se développer, cela, j’en étais persuadé. Mais que ce développement atteigne l’ampleur qu’il a aujourd’hui, il y a trente ans, je ne l’avais certes pas envisagé. S’il n’est pas question de contester les immenses progrès accomplis, il faut rester prudent.
En Occident, qu’ils soient de droite ou de gauche, les gens sont fascinés par la Chine. Ceux qui la visitent en reviennent épatés, surpris d’y découvrir les choses qu’ils ont l’habitude de voir chez eux, que ce soient les voitures ou les TGV. Je souhaite que les Occidentaux ne se trompent pas. La Chine n’est plus un objet de contemplation exotique. Ce qui va s’y passer aura un impact mondial. Il faut s’y préparer et pour cela, ni l’idéaliser ni la sous-estimer. Mais pour l’heure, on n’a pas assez la connaissance de ce monde. Même pour les Chinois, c’est difficile !
- Xi Jinping a lancé le slogan “le rêve chinois”. Ce “rêve” connaît-il un début d’accomplissement ?
C’est, dans les mots, la copie du “rêve américain”, c’est pourtant l’inverse du “rêve américain”. Il n’y a rien à blâmer dans la volonté de bâtir une nation puissante, unie, souveraine, et c’est l’espoir de tous les Chinois. Mais l’expérience prouve que sans la liberté des citoyens, sans la justice sociale, une prospérité soudaine n’a aucune garantie de perdurer. L’exemple récent de l’Union soviétique nous le rappelle. La valeur centrale du “rêve chinois” est le nationalisme et c’est dangereux. Il ne s’agit pas de remettre en question l’amour de la patrie qui est un sentiment naturel et fondé, mais à condition de ne pas le dénaturer en décidant qu’il prime sur tout.
- Vous écrivez “les États qui proclament leur patriotisme ne sont pas tous des régimes despotiques et corrompus, mais les régimes despotiques et corrompus affichent tous leur patriotisme”. La Chine appartient à la seconde catégorie ?
Confucius disait qu’il valait mieux voyager à l’étranger que de rester sous le régime d’un tyran. Il pourrait être qualifié de traître de nos jours. J’ai évoqué également ces fonctionnaires chinois qui n’ont que le mot “patrie” à la bouche mais qui envoient leur argent sale et leurs enfants à l’étranger. Qui sont les vrais patriotes? Eux ou ceux qui sont persécutés parce qu’ils critiquent ce phénomène ?
- Comment ce nationalisme pourrait-il, comme vous semblez le penser, se révéler dangereux pour le monde ?
Qui peut prédire ce que fera la Chine, avec une telle prospérité et sans un équilibre des pouvoirs? Qui peut garantir qu’elle n’empruntera pas la voie suivie en d’autres temps par des régimes nationalistes et qui a provoqué des catastrophes humanitaires ?
- Certains se rassurent en soutenant que la Chine n’est pas impérialiste, qu’elle a, au contraire, dans son histoire, été la victime de l’impérialisme…
C’est un discours préfabriqué. La Chine a toujours été un État impérial, et aujourd’hui cette politique expansionniste ouvertement prônée par Xi Jinping est symbolisée par “Les Nouvelles routes de la soie”, étape stratégique vers l’hégémonie mondiale.
- La Chine est donc bien loin d’être “désorientée” ?
Par “désorientée”, j’entends le sentiment que la population chinoise éprouve face à la “réorientation” décidée par Xi Jinping à l’issue du 19e Congrès et qui marque un retour à un autoritarisme qu’on n’avait plus connu depuis Mao Zedong. Xi a d’ailleurs repris certaines méthodes de Mao, il décide de tout et tout est verrouillé. Il en découle une situation schizophrénique, avec une classe moyenne heureuse de profiter du progrès tout en aspirant à plus de liberté. Et le néomaoïsme de Xi n’est pas fait pour les rassurer. D’autant que par rapport à Mao, il y a les questions posées par les nouvelles technologies, l’IA, la génétique… Déjà, dans les pays démocratiques, elles posent problème. Alors, entre les mains d’un régime totalitaire ça devient un problème pour le monde entier.
* Éd. Charles Léopold Mayer, mai 2018