Partager la publication "Comment je suis devenue “e-résidente” estonienne"
Il me reste à scanner mon passeport et ma photo d’identité. Trois clics plus tard, comme pour un produit acheté en ligne, je passe à la caisse. Le prix de ma nouvelle identité numérique : 100 euros.
Trois semaines plus tard, jour pour jour, un mail rédigé en anglais, en estonien et en russe – expéditeur : Police and Border Guard Board – m’invite à me rendre à l’ambassade à Londres. Dans ce sous-sol du quartier de Kensington, l’ambiance n’est pas très protocolaire. Des enfants ont jeté leurs chaussures dans un coin de la salle au design minimaliste et s’amusent à se poursuivre. La suite est d’une simplicité étonnante. Je donne mes empreintes digitales et signe un reçu en échange d’une élégante boîte bleue. À l’intérieur, une carte et un mot de passe.
Je suis la 400e Française à obtenir l’e-résidence estonienne. Je rejoins une tribu internationale de geeks, de journalistes (dont Edward Lucas, du magazine britannique “The Economist”, qui s’est vu remettre la première carte de résident numérique), mais aussi le premier ministre japonais Shinzo Abe, la chancelière allemande Angela Merkel… Ainsi que des milliers de Finlandais, qui constituent le bataillon majoritaire, ou encore des Britanniques désireux d’avoir un pied dans la zone euro dans la perspective du Brexit.
À l’heure du bouclage de ce numéro de We Demain, la France est en dixième position avec 589 e-résidents, m’apprend la page qui informe en temps réel du nombre d’adhésions et du profil des demandeurs. Dans cette e-nation, la parité est loin d’être atteinte : 88 % d’hommes… 12 % de femmes.
Je constate que sur les 17 955 e-résidents, 1 487 ont ouvert une entreprise dans leur pays d’adoption et un peu plus de 5 500 collaborent avec des entreprises déjà existantes. Les autres ? Des sceptiques craignant des lendemains européens qui déchantent, des geeks, des curieux voulant expérimenter le futur avant les autres. C’est ce que m’apprendra la suite de cette enquête.
Car, pour mieux comprendre la stratégie de ce petit État de 1,3 million d’habitants, j’ai décidé d’aller y faire un tour. À flâner dans les rues de Tallinn envahies par les brumes de l’hiver, le temps semble s’être arrêté. La ville médiévale du XIIIe siècle a peu changé et, sans les touristes chinois, on se croirait à une époque lointaine.
Rien de plus trompeur. Ce pays, coincé entre le golfe de Finlande et la Russie, est le premier État numérique au monde. Avec 99 % de ses services gouvernementaux disponibles sur Internet, l’Estonie a dit adieu au papier. Ici, tout, jusqu’aux actes du Parlement, s’effectue en ligne avec une signature cryptée. Le réseau mobile couvre 86,7 % du territoire et 87,9 % des habitants ont un ordinateur. En y connectant leur carte d’identité à puce via un lecteur ad hoc, ils peuvent, sur le portail gouvernemental, gérer leur santé, leurs études, voter, créer une entreprise et remplir leur déclaration de revenus.
Page vierge
Mais l’État veut aussi garantir la transparence des données. Pour cela, il décide les placer en open source, tout en les protégeant par un système de cryptage. “Sans argent, précise Anto Veldre, nous avons utilisé des logiciels d’emprunt. Nous n’avions pas de système de cryptologie, nous avons pris ce qui existait, en l’utilisant à notre manière !” Dès 2000, les services fiscaux et le conseil des ministres s’agrègent au réseau. En 2002 vient l’éducation, en 2003 le cadastre et le paiement mobile. En 2005 arrive le vote par Internet, en 2010 la santé.
“Nous n’aimons pas trop l’interaction directe. Chez nous, la distance idéale entre individus est de 1,20 m.“
Se protéger de la Russie
Si cette stratégie s’est accélérée ces dernières années, c’est notamment pour se protéger du voisin russe, dont sont issus environ 30 % de la population estonienne. Avec la guerre larvée en Ukraine et l’annexion de la Crimée, l’hypothèse d’une invasion de l’Estonie est revenue au premier plan. Et Tallinn a quelques raisons de s’interroger sur le soutien de ses alliés en pareil cas.
“Pourquoi risquer d’entrer en conflit avec la Russie ? L’Estonie est dans la banlieue de Saint-Pétersbourg“, déclarait en juillet l’homme politique américain Newt Gingrich – l’un des premiers cadres du Parti républicain à s’être ralliés à Donald Trump durant sa campagne – à propos de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), censée agir en cas d’annexion.
Industrie de la connaissance
Je choisis LeapIN, installée à Ulemiste, le quartier des start-up à Tallinn. Son directeur général, Erik Mell, m’accueille dans une pièce ornée de fanions – “des décorations d’anniversaire”, pointe-t-il, rieur. La société, créée en 2015, a déjà des clients dans une trentaine de pays. Qui sont-ils ? “Des autoentrepreneurs épris de liberté. Beaucoup ont quitté de grandes entreprises pour monter leur projet. Notre client type est un homme jeune, originaire d’Europe de l’Ouest, qui travaille dans l’industrie de la connaissance.”
LeapIN, qui fonctionne comme un filtre, est chargé par l’État d’estimer la solidité du projet de ces entrepreneurs avant de leur attribuer un compte en banque, une adresse et, finalement, un statut d’entreprise. Un moyen de repérer les démarches frauduleuses et, surtout, d’enrichir les bases de données du gouvernement.
Coup de téléphone à Samuel Reizzo, l’un des premiers e-résidents français d’Estonie. La connivence est immédiate lorsque je lui apprends qu’en plus d’être journaliste, je suis moi-même e-résidente. Comme si cela créait un lien d’appartenance, le sentiment de partager la toute récente histoire de cette nation déterritorialisée. Lui gère “une entreprise d’événementiel qui vend en ligne des séjours clé en main, billets et hôtels, pour assister aux grandes rencontres sportives à l’étranger“.
Pourquoi a-t-il choisi d’ouvrir son entreprise en Estonie ? Pour “l’efficacité de la comptabilité et la compétitivité des impôts, bien moins élevés qu’en France“. Avec un taux unique d’imposition sur les bénéfices de 20 %, l’Estonie n’est certes pas un paradis fiscal, mais elle taxe moins les entreprises que la majorité des pays européens. Surtout, le fait de pouvoir boucler sa déclaration d’impôts en trois minutes (moyenne nationale) et l’extrême simplicité des démarches administratives ont vite fait de convaincre n’importe quel autoentrepreneur du web issu d’un pays où la paperasse est reine.
“e-police, e-cadastre, e-impôts, e-bourses, e-école… S’il y a un “e”, nous l’avons !”
Tout va tellement vite en Estonie qu’au moment de la publication de cet article, on pourra même y ouvrir un compte en banque par Skype. Seuls le mariage, le divorce et l’achat d’une propriété nécessiteront alors encore un contact humain. Pour le reste, une signature électronique suffit.
Langage de l’entreprise
Je me mêle à un groupe de Japonais, à qui Õnnik énumère : “e-police, e-cadastre, e-impôts, e-bourses, e-école… S’il y a un “e”, nous l’avons ! Les gouvernements sont des services et les citoyens des clients. Dans un monde où l’on peut circuler librement, on doit pouvoir choisir les services les plus compétitifs.”
Ici, le langage de l’entreprise est la norme et Uber ou Airbnb, des idoles. “Le monde change, poursuit Õnnik, les mentalités aussi. Comme Uber, premier service de taxis au monde qui ne possède pas une seule voiture, nous avons la première population numérique au monde.”
Un moyen, selon lui, de continuer à peser – en particulier face à la Russie – pour un État à la population vieillissante et qui peine à retenir ses immigrés. De plus, le passage au numérique a permis d’économiser 2 % du PIB. Et dans un pays où les forêts, qui couvrent près de 60 % du territoire, sont quasi sacrées, “on économise chaque mois l’équivalent de la hauteur de la tour Eiffel en papier“, se félicite Indrek Õnnik.
Face à mon air circonspect, il ajoute : “Nous sommes dans l’Europe, nos lois ne sont pas différentes mais notre gouvernance est dynamique. Les Estoniens ont été convaincus par la transparence, grâce à une solide confiance en l’État et une législation qui protège les données.” Conséquence de cette politique, il n’est, selon Õnnik, pas possible de blanchir de l’argent ou de pratiquer l’évasion fiscale en Estonie sans être repéré. “C’est beaucoup trop simple et transparent aux yeux de l’État“, s’esclaffe-t-il.
L’authentification, ultime chantier
“La langue estonienne n’a pas de conjugaison pour le futur. Nous sommes dans un présent perpétuel.”
Reportage réalisé en partenariat avec Télématin, de William Leymergie, sur France 2.
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