Partager la publication "Comment Internet a changé notre façon d’aimer"
Cet article a été publié dans WE DEMAIN n°24. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne
Le soir, en rentrant du boulot, à la pause déjeuner, lorsqu’il n’y a rien à la télé, on pianote. Certains pratiquent même aux toilettes. C’est comme jouer au loto, on n’y croit pas… mais si on gagnait?” Isabelle, 32 ans, a découvert Tinder en 2016 en arrivant à Paris où elle ne connaissait personne.
En France, un adulte sur trois déclare avoir fréquenté une appli ou un site de rencontres. Aux États-Unis, la courbe des couples formés sur appli n’est plus très loin de rattraper celle de ceux qui se sont rencontrés par des amis. Près d’un mariage américain sur trois a été permis par une rencontre numérique.
Des hommes et femmes pressés, des seniors, des étudiants (selon une étude de Tinder, ceux d’HEC et Paris-Sorbonne sont les plus friands de l’appli), des trentenaires rétifs à l’engagement, des traqueurs du grand amour, des addicts aux “plans cul”…
Tous sont à la recherche du “bon feeling”. Une quête dans laquelle il faut swiper (faire défiler) des milliers de profils, liker ceux qui nous plaisent en espérant que ça matche (que le contact s’établisse). La discussion peut alors commencer entre habitués de Meetic, Attractive World, Adopte un Mec, Tinder, Badoo, Happn, Grindr…
En 2015, il existait en France 2 500 sites et applis de rencontres. Sans oublier les réseaux sociaux. Facebook doit lancer cette année un outil de rencontres (pour des “relations durables, pas seulement des plans d’un soir”, dixit son fondateur). Et Instagram – à l’origine appli de partage et de retouche photo –, concurrencerait déjà Tinder chez les plus jeunes. Ou quand la toile tout entière devient terrain de séduction.
À lire aussi : Tinder surprise : quand les applis de rencontre nous font vivre l’improbable
“La vraie nouveauté, c’est que les sites de rencontres sont entrés dans les mœurs”, souligne Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au CNRS au terme d’une vaste enquête publiée en septembre sur la sexualité des Français.
Dans notre pays, qui compte 18 millions de célibataires, la rencontre à distance ne représente plus, comme le notait en 1984 une enquête de l’Institut national d’études démographiques (INED), “une solution pour exclus du marché matrimonial normal”, mais bien un mode de rencontre à part entière.
“Au milieu des années 2000, la fréquentation des sites de rencontres était très urbaine et notamment parisienne”, retrace Marie Bergström chercheuse à l’INED et auteure de plusieurs études sur le sujet. “Elle s’est depuis répandue à travers tout le pays.”
Hier apanage des cadres, la drague en ligne est désormais pratiquée par tous : ouvriers, classes moyennes… Cela ouvre de nouveaux marchés. “À la fin des années 1990, les sites – Meetic en tête – étaient généralistes”, rappelle Pascal Lardellier, sociologue spécialiste de la rencontre, qui depuis quinze ans, passe au scanner les réseaux du cœur.
Avec l’apparition des réseaux sociaux, à partir des années 2004-2005, la plupart ont joué “la carte affinitaire en prenant en compte l’appartenance religieuse, politique, le statut social, familial, le mode de vie ou même l’addiction à une marque : aux États-Unis, un site permet aux groupies d’Apple de faire couple autour de la pomme !”
Dans ce pays, où la digitalisation de la rencontre a commencé au milieu des années 1990, ce business est évalué à 2,5 milliards de dollars.
Avec l’arrivée de Tinder en 2013, le smartphone a pris le relais du PC, avec des applis géolocalisées permettant de contacter l’ensemble des membres situés à proximité. L’arme fatale.
“La probabilité de contacts y est extrêmement importante. Rien à voir avec les dix rendez-vous par an proposés par les agences matrimoniales des années 1980. La difficulté à rencontrer quelqu’un est, pour 58 % des utilisateurs, la raison première d’une inscription sur un site. Si j’envoie un petit texte copié-collé à une dizaine de personnes, je suis à peu près certain d’avoir un retour, souvent le soir même. Si je vais dans la rue et que je parle à dix personnes on va me prendre pour un prédateur !”
Pascal Lardellier
Pour connaître le succès amoureux, reste, comme dans la vraie vie, à soigner son image numérique. Sur les applis type Tinder, quelques photos prises sous son meilleur profil et un mot de présentation bien senti s’imposent. De quoi attirer l’attention des utilisateurs, mais d’abord celle d’algorithmes de plus en plus sophistiqués.
Vous faites la chasse au beau ? Tinder sélectionne pour vous les profils les plus attractifs, qui ont désormais leur rubrique dédiée. Mieux : en fonction de vos critères de sélection, vous pouvez désormais laisser Tinder liker les profils à votre place !
L’application sait faire : elle connaît très bien ses utilisateurs, dont la plupart la laissent accéder à vos données Facebook… Imaginez, quand les rencontres se feront directement sur le réseau de Mark Zuckerberg et ses 2,2 milliards de membres…
En se démocratisant, les applis de dating redéfinissent les mécanismes de la rencontre. “Avant même le tsunami #metoo, Internet a été une réponse providentielle à la guerre des sexes et à la glaciation des rapports de genre”, explique Pascal Lardellier. “Grâce à cet hygiaphone relationnel qu’il représente, vous pouvez contacter n’importe qui, bien protégé derrière votre écran.”
“C’est impensable pour moi de me faire aborder dans la rue”, témoigne Maelle, 30 ans. “Sur Tinder, une fois le test de la photo passé, on peut se parler. Parfois longtemps. On a le temps de faire connaissance, avec des mots qui en disent souvent plus que les paroles. Et après avoir vu la personne, on oublie comment on l’a rencontrée.”
Les timides, les complexés, y trouvent aussi leur compte : “Ils deviennent devant leurs écrans des experts en communication !”, constate le sexologue et andrologue Sylvain Mimoun. “C’est, pour mes patients hommes, un bon entraînement pour parler aux femmes, en banalisant leurs craintes.” Bref, les esseulés d’un soir ou d’une vie se retrouvent à peu près assurés de se connecter à quelqu’un.
Quelqu’un qui leur ressemble. Car, comme le montre l’étude de Marie Bergström, sites et applis censés favoriser une mixité sociale n’ont fait qu’accentuer l’entre-soi. Inscrite sur Meetic, Carine, jolie cadre sup de 52 ans, l’a appris à ses dépens.
Un jour, elle a pris rencard avec un homme qui correspondait en tout point à son profil. Peut-être trop… en arrivant au rendez-vous, elle a fait face au mari de sa meilleure amie.
“Point fort des sites, la possibilité de faire le tri est aussi le symptôme d’une société et d’une fragilité toute contemporaine : on rêve l’autre sur mesure dans une société tout à la fois idéaliste, individualiste et matérialiste“, commente le psychanalyste Pascal Couderc.
Au-delà du travail de sélection opéré par les algorithmes, le choix du site ou de l’appli a son importance. On peut décider de trouver l’âme sœur en partageant des chansons, en ayant des détestations communes, en communiquant par hashtags ou vidéo (pour ceux qui se méfient de l’effet Photoshop) et même sans se définir obligatoirement comme homme ou femme.
Riches, gays, bi, seniors, radicalisés du bio, fanas de cuisine, militaires, voyageurs (pour s’envoyer en l’air entre deux avions), parents célibataires…
À chaque tribu son réseau. Pour les nostalgiques de la célèbre rubrique “transports amoureux” de Libération, il existe même une appli pour qui veut retrouver le grand brun à fossettes croisé dans le métro. Sans oublier une plateforme destinée aux détenus. Comme le confirme Sophie Rollin, auteur d’une enquête sur l’amour digital, “Chaque besoin est pris en compte.”
Notamment l’esprit de conquête des plus jeunes : “La société est de plus en plus individualiste, compétitive”, témoigne Jacob, 25 ans. “Donc, c’est à celui ou celle qui aura le plus de filles ou de mecs. On a peur d’être seul mais on ne veut pas, déjà, se poser.”
Ne rien rater, ne rien se promettre, vivre au jour le jour : “La plupart ne souhaitent pas s’investir”, observe Sylvain Mimoun. D’où le succès du sex-friend. On est bien ensemble, on aime se retrouver de temps à autre pour aller au ciné, au restau. Et coucher ensemble. Ou “comment être tranquille et disponible pour la vie et pas obligatoirement pour quelqu’un”, décode Sylvain Mimoun.
Avec en ce moment deux sex-friends attitrés, Laure, une trentenaire salariée d’un cabinet d’architectes, organise parfois avec ses copines des soirées pyjamas qu’elles donnent à voir sur des sites d’échange vidéo en direct. Un jeu que les amies pratiquent… nues. “Pour le fun.”
Les seniors sont aussi particulièrement actifs sur les sites de rencontre. Sept Français de plus de 50 ans sur 10 sont équipés d’un ordinateur et d’un smartphone, selon une étude YouGov pour l’agence marketing Digital Baby.
Devenus solos – divorcer à la retraite est de plus en plus fréquent – ou veufs, ceux qui se retrouvent sur Quintonci, Elite rencontres, Edarling, Rencontre gays seniors ou Maxi rencontres évoquent de façon très directe élans du cœur et du corps.
Agnès, “la petite cinquantaine” comme elle dit, avec au coin du sourire la blessure d’un récent divorce, “espère refaire sa vie” par ce biais. Créé par Meetic en 2017, Disons Demain a comptabilisé plus de 300 000 inscrits en six mois : 34 % ont plus de 60 ans. Ce qu’ils veulent : partager de “bons moments” mais pas forcément cohabiter.
Patrick, alias Sexy Papy, 75 ans, espère que la photo prise par son petit-fils dans le jardin de son pavillon l’aidera à séduire une “belle femme”. Plus classique, Diane, 86 ans, recherche “un homme de 80 ans maximum, en bonne santé, drôle et gentil pour discussions, sorties et plus si affinités”.
Plus si affinité… Le numérique est un environnement très propice au recrutement de partenaires sexuels, mais il contribuerait encore assez peu, en France, à la formation des couples au long cours. 67 % des Français disent chercher une histoire sérieuse mais seulement
“9 % ayant rencontré, entre 2005 et 2013 leur partenaire actuel l’auraient fait grâce à ce type de service. À l’exception des homosexuels, les sites donnent le plus souvent lieu à des relations éphémères.”
Marie Bergström
Le sexe devient alors souvent l’acte fondateur de la rencontre, et non plus sa conséquence. “Les sites, les applis, ont ouvert la voie à une sexualité récréative en la banalisant”, commente Pascal Lardellier. Lorsqu’un homme lui plaît, Carine, inscrite sur Meetic, fait l’amour dès le premier soir : “Si cela ne marche pas au lit, je ne donne pas suite. C’est un prérequis non négociable.”
Citée dans l’enquête de Janine Mossusz Lavau, Claire assume : “Les hommes te prennent comme un objet sexuel et moi je fais de même.”
“On trie, on essaye, on garde un moment, on jette, c’est un jeu qui peut être cruel”, reconnaît Isabelle. “Il y a un caractère violent dans les amours 2.0, confirme Pascal Couderc. L’autre est suffisamment désincarné et anonyme pour que certains se dispensent d’appliquer les règles communes des avoir-être.”
Comme le fait de disparaître brutalement du jeu amoureux façon ghosting (zapper l’autre) ou orbiting (ignorer un partenaire tout en suivant sa vie sur les réseaux sociaux). La rupture version Tinder. La sexualité comme jeu, la recherche d’affection immédiate, l’euphorie et après… la déprime. “Mes patients, explique Sylvain Mimoun, me disent alors qu’ils n’ont plus envie de faire des rencontres. Ils sont en colère contre le site, en fait contre eux-mêmes.”
Un ressenti partagé par Pascal Lardellier : “Les nouveaux réseaux du cœur provoquent un double mouvement de jubilation et de désillusion. Jubilation d’avoir accès à autant d’aventures possibles. D’un autre coté, la représentation traditionnelle de l’amour, romantique, est mise à mal.”
“C’est un peu comme lorsqu’on rencontre quelqu’un en boîte : ça fait pas sérieux d’avoir une histoire qui est née sur Tinder. Ma meilleure amie a rencontré celui qui est devenu son mari sur Adopte un mec, mais elle ne l’avoue pas forcément.”
Isabelle
D’autres couples assument. Gauthier, 25 ans, raconte que chaque année, il rejoue avec Willy, son compagnon rencontré sur Tinder, la scène de leur premier rencard : “On se donne rendez-vous dans un bar, où on fait comme si on ne se connaissait pas encore.” Attirance-répulsion : on se désinscrit, on se reconnecte !
“C’est la tentation de l’illimité. La toute-puissance à portée d’un pouce. On voit des liaisons avec jusqu’à cent messages par jour, des correspondances jusqu’au petit matin. On a basculé du désir au besoin.”
Pascal Couderc
Une tentation qui a vite fait de basculer vers l’addiction, et qui, une fois en couple, peut perdurer. Histoire de se garder une part de possibles, de vérifier son potentiel de séduction, parfois par vengeance, ils sont nombreux à se reconnecter discrètement à Tinder…
Voire à s’inscrire sur des réseaux comme Gleeden, spécialisé dans les relations adultérines, qui peut même être associé à des applis proposant des alibis aux infidèles. “C’est une évidence, l’intrusion du digital impacte la vie du couple”, constate Sylvain Mimoun.
“Quand le virtuel a nourri le couple à sa naissance, apprendre à ne pas succomber, à ne pas douter, alors qu’on vit fenêtres ouvertes, fait partie des règles d’or”, conseille le psychanalyste Pascal Couderc. “On peut être terrifié à l’idée que l’autre se réinscrive… Une des règles est le respect des mails, SMS…”
C’est mal parti : selon une étude Harris Interactive réalisée pour La Parisienne en 2015, un Français sur quatre fouille dans le portable de son compagnon. Sans parler du flicage sur Facebook, parfois via de faux profils, l’épluchage des historiques… Et des appli carrément dédiées au tracking de son partenaire (géolocalisation, historique des appels, lecture des SMS…).
Des outils qui peuvent être installés avec ou sans l’assentiment de l’autre. “Internet fait beaucoup de couples mais en défait beaucoup aussi”, concède Pascal Lardellier.
Il y a un paradoxe. Si la communication numérique peut mettre en danger nos relations, elle contribue en parallèle à les prolonger, tout le temps, partout. SMS, WhatsApp, face-time… Nos échanges conjugaux quotidiens ont le plus souvent des apparences anodines : “J’en peux plus de mon boss, vivement ce soir…”, “faut qu’on pense à réserver les vacances”, “je viens de voir un truc incroyable dans la rue”…
Parfois intrusives : “T’es où ? Tu fais quoi ?” Ou carrément inquisitrices : “Pourquoi tu réponds pas ?” Ce partage en temps réel des émotions, joies, peines, griefs, jusqu’aux infos les plus triviales – les couples s’envoient jusqu’à une cinquantaine de messages quotidiens – a bousculé les équilibres.
Qu’est-ce que le temps “pour soi” lorsque “l’autre” est en continu au bout du fil de discussion ? Que reste-t-il de nos jardins secrets ? Et vous, quand Messenger ou WhatsApp indiquent que votre message a été “reçu”, voire “lu”, mais que vous n’avez pas de réponse, vous n’avez jamais trépigné ? Or, on le sait, pour durer, un couple a besoin aussi de distance et de silence.
Selon Pascal Couderc, “cette nouvelle donne socio-sentimentale va en tout cas contraindre les amoureux à observer une sorte de ‘nethique’ amoureuse s’ils ont le vœu réel de rester ensemble. Apprendre à vivre à quatre, soi, son compagnon, plus les deux smartphones, c’est plus difficile que ça ne l’était autrefois. C’est la rançon de la liberté : l’embarras du choix et les tentations qui vont avec.”
Il va donc falloir apprendre à aimer autrement. Sous peine… de se quitter. Mais là aussi les choses se compliquent. Une fois la séparation effective, il faut la “valider” dans le monde virtuel.
Le couple, comme toute entité désormais, possède une existence numérique. Pour l’effacer, il vous faudra bien sûr désactiver le statut “en couple” sur Facebook, faire le ménage dans vos photos publiées…
Et le plus dur reste devant. Les messageries instantanées, on en fait quoi ? Les fils de discussion ont vite fait de nous faire développer une addiction émotionnelle et affective par écrans interposés.
Aude, 26 ans, se souvient de sa première grande rupture, il y a un an : “Tu vois un chien mignon dans la rue, tu n’as personne à qui faire partager ce constat et ça te rend infiniment triste. Ça donne envie d’être né 30 ans plus tôt, quand on pouvait être amoureux mais juste garder des choses pour soi, sans cette connexion permanente. Ça devait être moins dur au moment de la rupture.”
Et que dire d’Instagram ou Twitter, réseaux sur lesquels il suffit de deux clics pour “stalker” (espionner) la vie de son ex ? De sa dernière photo de vacances postée à son dernier article partagé… Vous avez beau l’avoir “unfollowe” (cessé de le suivre sur les réseaux) s’il laisse apparaître des contenus en public, la tentation peut tourner à l’obsession…
Voire nourrir une rivalité postcouple : Qui a su rebondir le premier ? Qui a la vie la plus cool ? “Le virtuel complexifie le chagrin d’amour”, poursuit le psychanalyste Pascal Couderc. “Il biaise le dialogue et l’envenime à la fois.” Allez, finissons en voyant le verre à moitié plein.
À ceux qui trouvent que la rencontre en ligne, à base de big data et de géolocalisation, désenchante quelque peu la romance, sachez qu’en 2013 une étude a livré un résultat étonnant : les mariages américains issus de rencontres online sont (légèrement) moins susceptibles de capoter et (légèrement) plus heureux que ceux issus d’une rencontre dans la vraie vie.
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