Gjoa Haven : du lieu mythique à une communauté inuite bien vivante

De l’Islande à la péninsule antarctique, Jean-Paul Curtay est parti en “croisière-expédition” autour des nouvelles routes maritimes rendues possibles suite à la fonte des glaces. Chaque semaine, il la raconte à We Demain.

Le navire mouille en face de Gjoa Haven, au sud de l’île du Roi Guillaume, tout près de l’endroit où la vie des derniers survivants de l’expédition Franklin s’est arrêtée. Le lever de soleil est somptueusement brillant, auréolé de magnifiques nuages ajourés de bleu.

C’est ici que le futur vainqueur du Passage du Nord-Ouest, Roald Amundsen, a choisi d’hiverner et de faire des recherches, en particulier sur le culture inuite et le pôle nord magnétique entre 1903 et 1905.

D’où le nom du lieu, tiré de celui de son bateau, Gjoa. Un grand buste d’Amundsen, avec son puissant nez busqué, accueille les visiteurs du Centre communautaire décoré de grandes photos attestant des excellentes relations que l’explorateur a entretenu avec les Inuits. On les voit montés sur son bateau, ravis.

Une communauté qui se porte bien

Le nombre d’enfants, certains portés dans le dos de leurs jeunes mères, révèle que la communauté se porte bien. En 1961, on comptait 110 habitants, 50 ans plus tard, en 2011, on a en compté 1279.

Dans la culture traditionnelle, jusqu’à six ans, les enfants peuvent faire n’importe quoi, mais à partir de sept ans, ils sont censés rester silencieux, seul celui qui sait étant habilité à parler. En observant la vivacité des mouvements, mimiques, rires et paroles des pré-adolescents, on réalise que la culture est en train d’évoluer…

Les anciens ont organisé un spectacle à l’occasion de notre visite. Il commence par des jeux d’adresse. Deux adolescents sautent pour donner un coup de pied dans un fuseau de fourrure suspendu de plus en plus haut. Ensuite, avec deux pieds en même temps ! Puis, d’une position assise au sol. Ils se poussent l’un l’autre comme des boeufs musqués…

Des traditions qui perdurent

Les ethnologues ont établi un catalogue comprenant plus de 1000 jeux différents. Ces jeux représentent plus qu’un passe-temps. Ils permettent de s’entraîner afin de pouvoir faire face à des situations critiques et augmentent les chances de survie.

Deux jeunes femmes prennent leur place pour une autre sorte de joute, le célèbre katajjaq ou chant de gorge. La bouche de l’une face à la bouche de l’autre, elles sortent de puissantes pulsations venant des profondeurs sous les poussées de leur diaphragme. Le rythme intense prend la forme d’un canon, où la seconde reprend, décalé, le thème de la première…

Quand elles se retrouvent trop décalées, elles éclatent de rire et c’est la fin du chant. Le jeu consiste justement à accélérer suffisamment pour que la deuxième n’arrive plus à suivre.

Le katajjaq, dernier chant de gorge inuit

Le premier thème est inspiré du cri des oies. Le deuxième d’une ourse et de son petit. Le troisième du souffle d’une baleine et du chasseur.

Les katajjaq sont une représentation vivante des valeurs inuites fondées sur la triade timi, le corps, anersaaq, la respiration ou l’esprit et tarniq, l’âme, comme nous l’explique l’ethnomusicologue Philippe Le Goff, aussi, enseignant de l’inuktitut à l’École des Langues Orientales, compositeur de musique contemporaine et directeur du Centre National de Création Musicale Césaré à Reims. Le chant de gorge est maintenant une discipline enseignée à l’Université pour les Inuits d’Ottawa.

Dans le temps, il y avait une très variété de sortes de chants de gorge : entre femmes, entre hommes, entre homme et femme, entre homme et une personne représentant un animal. Mais n’ont survécu que les chants de gorge entre femmes.

Tanya Tagaq, ambassadrice internationale des Inuits

Les missionnaires ont tout fait pour tuer la culture. Les Inuits ont réussi à résister en restant nomades et en disant “oui, oui, oui” aux missionnaires tout en continuant à faire les choses interdites comme les chants de gorge et la polygamie.

Aujourd’hui, les Inuits ont une ambassadrice internationale, Tanya Tagaq, une chanteuse de gorge extraordinairement talentueuse et créative qui a modernisé le katajjaq en l’intégrant au scat, au beat box, à la musique contemporaine. Elle effectue des tournées dans le monde entier, seule ou avec des ensembles instrumentaux.

Nous avons droit ensuite à un chant personnel (pisiq), accompagné par un tambour, à propos d’une histoire personnelle. Un partenaire, le conjoint le plus souvent, joue le rôle de souffleur en aidant l’autre à se rappeler ce dont il ne souviendrait pas. C’est ainsi qu’a pu se maintenir une très riche histoire orale, dont une partie mythique, l’autre historique.

Puis vient le chant grave et rauque d’un chamane (angakoq) avec son large tambour qu’il fait pivoter dans une main et frappe avec le contraire. La chaleureuse après-midi se termine dans la joie par des danses auxquelles tous sont conviés avant de goûter aux mets locaux comme le muktuk, la graisse de baleine. 

Sur le chemin du retour, nous passons par le Musée qui permet de contempler des vêtements et des outils anciens issus de la collection d’Amundsen rendue aux Inuits par le Musée d’Oslo : un harpon détachable (celui qui a été introduit par les Thuléens), avec son avataq, une peau de phoque gonflée qui sert de flotteur pour empêcher l’animal pêché de couler, une fourchette en os d’ours, une impressionnante ceinture de chamane à laquelle sont suspendus toute une série hétéroclite d’objets, des kamik, bottes en fourrure d’ours…

À l’entrée du musée, deux vieilles femmes sont assises. L’une devant une tente en peaux de caribous (tuktu), typique des tribus de l’intérieur des terres, l’autre en peaux de phoques, typique des tribus côtières. Cette dernière montre comment elle allume une lampe à huile de phoque, sans briquet ni allumette, et offre à goûter du maqtaq, de la peau de béluga séchée.

Simpson Bay

Une fois revenus sur le navire, le commandant nous apprend qu’il a retrouvé Anthony, le propriétaire du bateau échoué. Il avait été emporté par une tempête pendant qu’il chassait et avait été sauvé grâce à son téléphone satellitaire par les gardes côtes.

À Simpson Bay, les couleurs chatoyantes du coucher de soleil se reflètent sur la surface de la mer, composant un tableau dont aucun peintre humain ne peut prétendre égaler la magnificence.

Jean-Paul Curtay.

Pour en savoir plus :

Inuit culture in Gjoa Haven


www.youtube.com/watch?v=wWM3qDi1JVI&list=PLQnBKuNYYfGI0WK_3LyVeIA9RYef5PtZS&index=4

Peuples des Grands Nords, Traditions et transitions – collectif dirigé par AV Charrin et al, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 1995

Eskimo Family, 1959
www.youtube.com/watch?v=W9oIYE4iWMk

On Thin Ice : Inuit Way of Life Vanishing in Arctic
www.youtube.com/watch?v=2UYNpbG0-_k

Inuit Katajjaq (Throat Singing)
www.youtube.com/watch?v=7bCWVSUhNt8

Inuit music – katajjaq
www.youtube.com/watch?v=QiaNUhqnPbU&index=4&list=RD7bCWVSUhNt8

Traditional inuit music
www.youtube.com/watch?v=nxX2YQIcRZk&list=RD7bCWVSUhNt8&index=2

Inuit throat singer | Tanya Tagaq | TEDxMet
www.youtube.com/watch?v=dumvYzfuT0w

Jean-Paul Curtay, a commencé par être écrivain et peintre, au sein du Mouvement Lettriste, un mouvement d’avant-garde qui a pris la suite de Dada et du surréalisme, avant de faire des études de médecine, de passer sept années aux États-Unis pour y faire connaître le Lettrisme par des conférences et des expositions, tout en réalisant une synthèse d’information sur une nouvelle discipline médicale, la nutrithérapie, qu’il a introduite en France, puis dans une dizaine de pays à partir des années 1980.

Il est l’auteur de nombreux livres, dont Okinawa, un programme global pour mieux vivre, le rédacteur de www.lanutritherapie.fr, et continue à peindre et à voyager afin de faire l’expérience du monde sous ses aspects les plus divers.

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