Partager la publication "Harcèlement sexuel sur le chemin de Compostelle"
J’oublie. Après avoir vu un homme se masturber devant moi dans une rue de Santander, c’est le conseil que m’avait donné la bénévole d’un refuge espagnol : « Pense à autre chose. Oublie. » J’oublie donc les agressions et le harcèlement sexuel subis pendant mon chemin de Compostelle. Trois mois de marche étalés sur trois ans, entre 2016 et 2019. 1 800 kilomètres parcourus entre Paris et la Galice.
Aventurière et journaliste féministe, j’ai délaissé l’avion pour des modes de transport plus écologiques, au premier rang desquels la marche à pied, à mon avis la meilleure méthode pour approcher un territoire et rencontrer sa population. J’ai choisi ce sentier de pèlerinage catholique bien connu, bien que je me définisse comme athée. Ma consœur journaliste Marine Périn affirme que « le chemin de Compostelle est idéal pour commencer à marcher seule » et je la rejoins sur ce point. La présence de refuges sur tout l’itinéraire, l’excellent balisage du sentier et la solidarité entre pèlerines me rassurent aussi, pour ma première grande randonnée.
En 2016, je marche d’abord jusqu’à la ville pyréenne d’Hendaye, à frontière franco-espagnole, en passant par Bordeaux. Les années suivantes, je poursuis mon pèlerinage par le « camino del Norte », chemin du nord de l’Espagne qui longe l’océan Atlantique jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle, où je pose mon sac à dos de 10 kg le 12 octobre 2019. Je dors toujours chez des bénévoles ou dans des refuges. Fière de mon périple solitaire, je garde un souvenir mitigé du dernier tronçon de 700 kilomètres, le plus fréquenté et le plus épuisant.
Cet article a été publié dans le numéro 33 de la revue WE DEMAIN, en décembre 2020, encore disponible sur notre boutique en ligne
Je tente d’oublier mes mauvaises rencontres et rentre à Paris où je reprends mon travail de journaliste pigiste.
Après quelques semaines, je retrouve une liste non exhaustive des violences sexistes et sexuelles endurées dans mon carnet de bord et m’étonne d’avoir perdu la mémoire :
un homme me suit dans la rue,
un homme m’explique la vie,
un homme m’invite à partager un verre, un homme tente de m’embrasser,
un homme se masturbe devant moi,
un homme me harcèle par SMS,
un homme mime un cunnilingus avec sa langue, un homme commente mon physique,
un homme m’insulte…
Je me souviens maintenant de Desmond, un pèlerin anglais de 50 ans qui était devenu un ami. Après avoir refusé de l’embrasser, il m’avait harcelé de textos et m’avait suivi jusque dans les refuges, choisissant le lit voisin du mien. Le jour de mon arrivée à Saint-Jacques de Compostelle, il m’attendait au bureau d’accueil, gâchant mes dernières heures de pèlerine. J’y avais également rencontré Solenne, une catholique française de 26 ans ravie d’obtenir sa compostela, certificat de pèlerinage écrit en latin. Elle aussi m’avait dit avoir été harcelée : « À Burgos, j’ai été accostée trois fois de suite, par trois hommes différents. L’un d’eux m’a agrippé le bras : ‘Viens prendre un verre’. Un autre : ‘Tu es belle.’ Je réponds toujours ‘Lâche-moi’, en français, avec un regard noir. »
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Ce harcèlement sexuel est-il isolé ? Sur les réseaux sociaux, je contacte d’autres pèlerines. Elles clament toute leur fierté de marcher seules. Et racontent avoir contourné les agressions avec patience et sang-froid. Marine Périn, journaliste de 30 ans : « À Santa Marina, je tombe sur un exhibitionniste. À 7 heures du matin, il se masturbe devant moi. Je trace pour le fuir. »
Je fais le parallèle avec mon histoire. Certains Espagnols profitent de la présence de pèlerines isolées pour s’exhiber sur leur chemin. Lili Sohn, autrice de bande dessinée trentenaire, résume : « J’ai cru pendant longtemps que le chemin de Compostelle était un endroit safe, mais je me suis trompée. »
Elle a échappé à un prof de yoga « qui voulait toujours nous faire des massages. Il était dégueulasse ». Les pèlerines me confient leur gêne, leur peur, leur colère et surtout leur déception. « Je me suis sentie trahie », m’écrit Diane sur Facebook. En 2017, elle côtoie un pèlerin plus âgé qui lui souffle son envie de la « caresser » dans un champ. Elle le fuit, mais garde « un goût amer » de sa semaine.
Au sexisme s’ajoute parfois le racisme. Moune Mangattale, une Martiniquaise de 40 ans qui remarque « qu’il n’y a pas beaucoup de personnes noires sur le chemin », se souvient ainsi d’un vieux villageois qui l’a harcelée, répétant qu’il aimait « les femmes comme elle ».
Certaines randonneuses évoquent l’événement traumatisant que constitue le meurtre sexiste et raciste de Denise Pikka Thiem. Le 5 avril 2015, cette Américaine d’origine asiatique est enlevée près de León. Un fermier espagnol, Miguel Angel Muñoz Blas, la détourne du sentier en y plaçant de faux panneaux. Et l’assassine chez lui. La police retrouve son corps démembré cinq mois plus tard. La justice espagnole a condamné le meurtrier à vingt-trois ans de réclusion. Mais les rares assassinats, viols et agressions sexuelles recensés par la presse ne dissuadent pas des centaines de milliers de femmes d’entreprendre le pèlerinage chaque année.
2021 sera une année compostellane – ce qui arrive chaque fois que la fête de saint Jacques, fixée le 25 juillet, tombe un dimanche, quatorze fois par siècle. C’est l’occasion de grands rassemblements, événements et messes sur le chemin puis dans la ville de Compostelle, qui attire ces années-là jusqu’à 500 000 personnes. En 2021, certaines pourraient renoncer au pèlerinage, mais essentiellement en raison de la pandémie de Covid. Car les violences sexistes et sexuelles restent tues.
L’image d’un chemin sûr et agréable pour les femmes est tenace. Lorsque je lance un appel à témoignages sur un groupe Facebook spécialisé, des internautes me harcèlent de messages, m’accusant de ternir la réputation du pèlerinage. Plusieurs femmes tentent de me culpabiliser, affirmant que j’ai « provoqué » ces agressions sexuelles. Elles m’écrivent qu’elles n’ont jamais subi ou observé quelque violence que ce soit, et je les crois. Je crois aussi que les bons souvenirs effacent les mauvais, comme dans mon cas.
La militante féministe Charlotte Soulary, créatrice du site La Guide de voyage, assure que le nombre de viols recensés sur le chemin est sous-estimé, car « on va moins porter plainte dans un pays qui n’est pas le nôtre ». L’origine sociale des pèlerins et pèlerines – riche, conservatrice, catholique – les rend par ailleurs peu perméables aux idées féministes. Florence, marcheuse de 35 ans : « J’ai rencontré un vieux pèlerin de 65 ans qui m’a appelée ‘jolie fille’ et m’a complimentée sur mon rouge à lèvres. Je n’en ai plus jamais mis sur le chemin. » Les pèlerines se censurent, se taisent et se culpabilisent. Une stratégie classique qui renforce la culture du viol.
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Pendant mes recherches, je découvre le roman érotique Comment draguer la catholique sur le chemin de Compostelle, écrit par Étienne Liebig (éd. La Musardine, 2006). Extrait sexiste : « Je sens bien qu’elle est troublée par ma proximité et il faut que je passe à l’attaque sans tarder. Après ce sera tard. » Les pèlerins interprètent-ils notre gêne comme un feu vert ? Pensent-ils qu’une femme seule cherche un compagnon ? Oui, répond Charlotte Soulary : « Marcher seule, c’est vu comme une transgression. Les hommes ont été conditionnés à penser que la femme n’est pas dans son espace. Elle doit avoir envie de compagnie, elle doit chercher un mec. »
Je ne cherche pas de mec quand je marche. Ni de pénis quand je quitte le refuge de Santander, à l’automne 2019. Je rencontre pourtant l’exhibitionniste espagnol cité plus haut. Nous sommes alors deux femmes victimes et appelons la police pour porter plainte et arrêter l’agresseur.
À leur arrivée, les policiers nous apprennent que l’exhibitionnisme n’est pas un délit en Espagne. Si la police nous ignore, que fait l’Église catholique ?
« La sécurité est totale, ou presque totale », éludait le chanoine doyen de la cathédrale de Compostelle Segundo Pérez en 2015, après le meurtre de Denise Pikka Thiem. En fait, il a fallu attendre septembre 2020 pour qu’émerge une initiative de villes espagnoles proposant « un chemin de Saint-Jacques convivial, sûr et gratuit pour les femmes ».
Elle forme les bénévoles des refuges à prévenir les violences sexistes et sexuelles. De son côté, la police espagnole promeut une fonctionnalité mobile (Guardián Benemérito, lié à l’appli AlertCops) censée partager la localisation en permanence et prévenir les forces de l’ordre en cas de danger. En revanche, aucune initiative similaire n’existe sur les chemins français, tout aussi empruntés.
Alors les victimes « gèrent la situation » elles-mêmes, à l’image de Lili Sohn : « J’ai réussi à me débarrasser du prof de yoga en lui racontant un mensonge. J’ai dû user de tact pour que ça ne dégénère pas plus ! » D’autres appellent au secours des personnes aperçues sur le chemin. Certaines affrontent directement leur agresseur. Comme Vanessa Louis, qui marchait avec sa copine Mélanie dans le sud de la France. Un jour, elles échangent un baiser près de leur tente : « Et là on entend un mec qui dit ‘Alors les filles, je peux me joindre à vous ?’ On se retourne et on voit le mec la queue à la main. Mélanie a filé sous la tente et moi je lui ai dit de dégager en le menaçant avec ma bombe à poivre. »
En ce qui me concerne, j’ai décidé de me former à l’autodéfense féministe à Paris. Je sais casser un genou, mettre K.O. un homme et me libérer d’un étranglement. « Mais n’exigeons pas des victimes de violence d’être Superwoman », tempère Charlotte Soulary. Seules solutions pour éradiquer les violences : éduquer les hommes, et amener plus de femmes sur les chemins. « Qu’on soit plus nombreuses à voyager seules va transformer ces espaces », conclut-elle, optimiste. Pour ma part, je me lance dans un tour de France à pied, seule et sans refuges.
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