Partager la publication "L’ultra-court, format roi des réseaux sociaux"
La première fois que j’entends parler de Tik Tok, c’est au début de l’année 2018. La curiosité me pousse vers cette plateforme, où je pense retrouver, comme sur YouTube, un contenu à la fois créatif et divertissant. Je découvre des clips de 15 secondes filmés au smartphone, où des ados dansent et chantent en playback sur un fond musical. Le tout tourne en boucle sur mon écran de téléphone sans arriver à éveiller chez moi le moindre intérêt. Serais-je complètement larguée ?
Deux ans plus tard, j’ai encore un peu de mal à comprendre ce qui fait son succès. La micro-vidéo est devenue, entre-temps, un format omniprésent.Le phénomène ne date pas de Tik Tok. L’application Vine créée en 2013 permettait déjà de mettre en ligne et partager des boucles vidéos de 6 secondes maximum. Elle compte, au plus fort de son succès, 200 millions de membres et des créateurs-vedettes, comme le Français Jérôme Jarre ou le youtubeur américain Logan Paul, avant de fermer en 2016.
L’ultra-court continue de se développer sur Snapchat et Instagram, grâce au succès des “stories” – ces vidéos courtes et éphémères. Il faudra cependant attendre la fin de la décennie pour que le “format Vine” fasse son grand retour. D’abord grâce au succès planétaire de l’application chinoise, qui revendique 800 millions d’utilisateurs actifs par mois. Mais aussi avec l’essor de nouveaux concurrents, dont la toute nouvelle Byte lancée en janvier 2020.
“Nous ramenons les boucles vidéo de 6 secondes et la communauté qui les aiment”, peut-on lire dans sa description. Celle qui se présente comme un Vine 2.0, et reprend ses grands principes dont la durée maximale de 6 secondes, a dépassé le million de téléchargements en seulement une semaine.
Un produit de la culture zapping
Si le format de la micro-vidéo a réussi à s’imposer, c’est qu’il répond parfaitement aux nouvelles pratiques numériques. “Le contenu Vine ou Tik Tok se consomme dans un entre-deux, ce que j’appelle ‘les interstices de la vie’”, explique Laurence Allard, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication.
Les utilisateurs de ces applications, majoritairement collégiens ou lycéens, vont ainsi les consulter sur leur smartphone, entre deux cours ou dans le bus pour rentrer chez eux. Les chiffres le confirment : un utilisateur de Tik Tok regarde en moyenne 40 minutes de vidéo par jour et se connecte 8 fois à l’application, soit des sessions de visionnage de 5 minutes maximum.
Même constat pour le processus de création : “Il ne s’agit pas de reproduire le grand tournage hollywoodien, mais de filmer pendant les moments entre amis, entre les cours, à la récréation… Il n’y a plus de distinction entre filmer et vivre.”
Le tout rentre dans une tendance globale de zapping, à l’heure où nous sommes en permanence sur-sollicités, que ce soit par les réseaux sociaux ou la publicité. Si 85 % des internautes regardent une vidéo de 30 secondes jusqu’au bout, cette proportion chute à 50 % pour une vidéo de 2 minutes… Pour se démarquer, les plateformes ont donc tout intérêt à développer des contenus à la fois courts et percutants : ce que l’on appelle communément du “snack content”.
“Les vidéos vont jouer sur des émotions fortes comme la colère, la peur ou le rire”, appuie Olivier Duris, psychologue clinicien spécialisé dans la médiation numérique.
Ce contenu se répète ad nauseam sur notre écran du téléphone ou s’enchaîne automatiquement, comme sur Netflix, nous privant ainsi “des quelques secondes de repos pendant lesquelles on va se demande si l’on veut, ou non, poursuivre notre lecture.” Résultat, on replonge, et ce d’autant plus volontiers que tout est pensé pour nous retenir.
“Ce n’est pas que les gens ne peuvent pas se concentrer, c’est que tout est fait pour les déconcentrer. Nous ne sommes pas dans une économie de l’attention mais de la distraction.”
Laurence Allard
Ces formats très courts, assez simples à réaliser, séduisent aussi car ils permettent à chacun de communiquer. “Sur YouTube, on regarde davantage de vidéos qu’on ne va en produire, pointe l’enseignante-chercheuse, alors que sur Tik Tok on peut facilement filmer et monter un contenu avec son smartphone.” Les utilisateurs se mettent en scène pour satisfaire leur ego, exprimer leur créativité ou échanger avec leurs pairs.
Un levier d’influence culturelle
Et bien que limités, ces formats façonnent au fil du temps une nouvelle culture web. Sur Vine, les contraintes du format imposent aux créateurs de travailler leur rythme, recourir au comique de geste et surtout soigner leur chute – au sens propre comme figuré. “C’est du cinéma muet”, note Laurence Allard. “Les vidéos Vine reprennent la structure ordre-désordre que l’on retrouve aux origines du cinéma, comme, par exemple, dans L’Arroseur Arrosé.”
“Sur Tik Tok en revanche, poursuit-elle, l’humour est davantage porté par le texte et la performance amateur.” Outre les gags habituels, les internautes produisent des mini sketchs où ils racontent des blagues en quelques phrases, façon haïku humoristique.
On y trouve aussi, comme sur Vine, des clips plus artistiques montrant en accéléré la réalisation d’un dessin, d’une recette, et autres activités créatives.
À l’instar du GIF qu’on a, un temps, cru dépassé, et qui affiche aujourd’hui une santé insolente , les mini-vidéos ont brillamment survécu à la fin de Vine. Vont-elles, en se popularisant, bousculer d’autres secteurs culturels comme le cinéma ? La nouvelle plateforme de streaming Quibi, téléchargeable dès avril prochain aux États-Unis, se serait par exemple ouvertement inspirée de Tik Tok et Instagram pour concevoir son interface. Les réseaux sociaux ne seront cependant, nuance Denis Olivier, ni les premiers, ni les derniers à modeler nos attentes et notre créativité.