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Les services d’archives mémorisent nos vies confinées

Dès le lendemain de l’annonce du confinement par Emmanuel Macron, le hashtag #memoiredeconfinement s’est mis à circuler sur les réseaux sociaux. C’est notamment par ce biais qu’une vingtaine de services d’Archives départementales français se sont lancés dans la collecte, la compilation et la conservation, pour les historiens et les générations futures, des traces et de la mémoire de cet épisode inédit. Mais à l’heure du numérique, que conserver exactement ?

UN SEUL CARNET DE BORD PAPIER

Nous recevons les futures archives presque essentiellement dans un format numérique“, reconnaît d’emblée Manon Isnard, la directrice adjointe des archives départementales du Val-de-Marne.

“Photos d’espace réduit, de bricolage de fortune, d’écriteaux de devantures fermées, bruits ambiants, devoirs d’élèves sur l’actualité, playlists de confinement, vidéos de chorégraphies…”

Les images de plats cuisinés à la maison figurent en bonne position, non loin de celles de jardinage et de plantations fleuries. Sur la centaine de documents collectés par le service du Val-de-Marne, un seul est matériel : le carnet de bord d’une sexagénaire de Valenton. Quid du devenir de ces archives, face à une dématérialisation grandissante ?

C’est un débat qui anime les archivistes depuis une dizaine d’années. La plupart d’entre eux, et j’en fais partie, pensent qu’on arrivera peut-être un jour à du tout numérique, mais pas maintenant“, nuance l’experte, qui assure que les archives constituées de toutes sortes d’objets ne seront de toute façon pas supprimées.

Broderie, activité de confinement. Cote : 29J9

Le confinement a confirmé l’importance du numérique, néanmoins nous ne nous attendions pas à en recevoir autant“, ajoute-t-elle.

Aucune limite de temps ni de format n’a été définie pour la collecte des documents. Les Archives ont reçu aussi bien des témoignages multimédias de Français “coincés dans leur appartement, qui se hâtaient d’aller dans leur maison de campagne“, que des histoires fantastiques, comme ces “aventures quotidiennes et filmées de deux hyènes, incarnées à l’écran par des grands-parents et destinées à leurs petits-enfants”. “Ou encore, cette héroïne d’une nouvelle dont on comprend qu’elle tient sa force de sa conception en plein confinement“, énumère Manon Isnard.

Des articles de presse aussi, ou ces billets d’humeur écrits par des personnes âgées qui auraient “préféré se sacrifier à la place des jeunes et de leur avenir“.

PROTÉGER LA VIE PRIVÉE

Si elle est une première pour les archives départementales du Val-de-Marne, une collecte en temps réel d’archives privées avait déjà été engagée par d’autres services nationaux d’archives lors les attentats de 2015.

Dans le cas de la crise sanitaire, “nous allons tout garder, contrairement à d’habitude, étant donné que nous sommes dans le ressenti. Nous voulons vraiment laisser les gens s’exprimer librement, après cette période très restrictive, conclut-elle. Nous savons déjà que c’est un moment qui sera étudié par les chercheurs.”

Les archives du Val-de-Marne ont aussi reçu des masques. (Crédit : Archives départementales du Val-de-Marne)

Une fois collectés, classés et conservés, chaque document est anonymisé et soumis à une communication réglementée afin que la vie privée du donateur ne soit pas exposée. Les journaux intimes, eux, après autorisation, seront exclusivement réservés aux chercheurs. Les photos de lieux sur lesquelles apparaissent des personnes reconnaissables seront diffusées uniquement en salle de lecture. Les paysages et autres statuts postés sur les réseaux sociaux relèvent, eux, de la diffusion grand public.

C’est là tout le travail de l’archiviste ; être à la fois transparent dans son travail tout en protégeant le citoyen, poursuit l’archiviste. On ne peut pas partager des passages à caractère intime avant une durée de 50 ans, mais uniquement en extraire quelques lignes comme celles-ci : ”J’ai marché tant de fois dans mon couloir de 5 mètres, pour parcourir l’équivalent quotidien nécessaire au maintien de ma forme” »

C’est pourquoi les légendes sont brèves, descriptives, et se résument au contexte, à l’objet en question et à son numéro de cote “219J” commune à tous les documents du confinement aux archives du Val de Marne.

Le carnet de bord en papier sera, lui, conservé dans une boîte où la température et le PH (supérieur à 7) y sont contrôlés, afin notamment d’empêcher l’acidité de l’encre d’altérer les pages. Les masques en tissu  cousus à la main, décorés et personnalisés, rejoindront prochainement eux aussi le fond d’archives.

UN MOMENT DE RUPTURE

“Ces futures archives sont riches car elles recoupent des domaines et des niveaux très variés”, se félicite Manon Isnard, pour qui la spécificité de ces documents réside d’abord dans le fait que leurs auteurs ont eu conscience de vivre un moment historique.

“Plus encore que l’authenticité des pièces, c’est la démarche mémorielle qui prévaut.”

Sociologues de la famille et du travail, urbanistes, historiens et géographes analyseront les traces de ces vies ordinaires, qui, mises bout à bout, constituent déjà un ensemble de données convoitées.

“Il faut faire vite, selon Régis Bertrand, professeur émérite à Aix-Marseille en histoire moderne et contemporaine, car la mémoire travaille tout le temps, se modifie en fonction de ce qui est dit la télé. Or c’est une période propice à la construction d’une mémoire commune.” Bien qu’il y ait eu autant de confinements qu’il y a eu de confinés, tous ont été régis par des règles communes qui ont évolué au fil des allocutions officielles du gouvernement.

Les articles scientifiques rédigés et consultés par les médecins du monde entier, constituent également des représentations collectives selon l’historien. “Il faudra évidemment une histoire orale des premières et deuxièmes lignes, c’est-à-dire des soignants et de tous ceux n’étaient pas confinés, guidés par des sociologues, insiste-t-il. Leur travail d’écriture rendra compte de cette prise de conscience du risque de mort quotidien, revenu comme la première de nos préoccupations.”

Une angoisse altérée par ces vidéos et autres défis diffusés sur les réseaux sociaux dont la dimension numérique a constitué une véritable “rupture” dans l’expérience de confinement, selon Élisabeth Belmas, professeure émérite à l’Université Sorbonne Paris-Nord en histoire moderne.

“En Histoire, il y a des continuités mais aussi des ruptures, des faits qui marquent une scission avec le passé, analyse-t-elle. Le confinement, c’en est une.”

Le projet d’un Covid-19 Museum  a même été lancé par Yves Rozenholc, professeur en Science des données à Paris Descartes : basé sur le modèle de Wikipédia, chacun pourra contribuer à enrichir la mémoire, collective et dématérialisée de cet épisode déjà entré dans l’Histoire.

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