Quand les plateformes du web deviennent partageuses

Un appartement à San Francisco, un matelas gonflable, un convive à la recherche d’un couchage pas cher. Il y a dix ans naissait AirBed & Breakfast, pionnière d’une nouvelle génération de plateformes d’échange de biens et de services entre êtres humains. Uber et Lyft pour les déplacements, Task Rabbit pour les petits jobs… Tantôt producteurs, tantôt usagers, nous entrions dans l’ère de “l’économie du partage”.

Ces plateformes, aujourd’hui, quel partage proposent-elles ? Louez votre appartement sur Airbnb, vous serez rémunéré pour cela. Mais toute la valeur ajoutée de votre activité s’envolera en Californie, à défaut de finir dans votre poche ou dans les caisses de l’État. Plus problématique est le cas du chauffeur Uber ou du livreur à vélo Deliveroo, qui accomplissent des tâches payées à l’unité, avec leur propre véhicule et en l’absence d’un cadre économique et social adéquat.

Uber, Lyft et autres Amazon Mechanical Turk (petits boulots) “construisent leur prédation souriante sur une faible intensité capitalistique, peu d’infrastructures, un minimum d’employés salariés et des travailleurs indépendants ou des auto- entrepreneurs“, dénonçaient plusieurs intellectuels, dont le journaliste Ariel Kyrou et le philosophe Bernard Stiegler, dans une tribune publiée par Libération en avril 2016. 

Pour ces signataires, le web offre néanmoins une chance inespérée de réinventer le travail. S’il permet de connecter des millions de contributeurs, pourquoi ne leur offrirait-il pas, en prime, le partage du pouvoir et la répartition des bénéfices ?

Un secteur dynamique déconnecté

Ces idées, que l’on retrouve dans l’économie coopérative et l’économie sociale et solidaire (ESS), sont revisitées en France par une nouvelle génération d’entreprises, émergentes ou déjà installées (lire p. 158 dans le numéro 17). À la croisée des logiques du net et des valeurs coopératives, ces projets sont encore souvent émergents, mais visent l’eficacité des services “siliconiens”. 

En novembre dernier, à la New School de New York, était lancé le Platform Cooperativism Consortium (PCC), qui promeut les modèles de gouvernance coopératifs au sein de l’économie numérique. Au même moment, un ouvrage était publié par les chefs du mouvement Plateform Coop* : Trebor Scholz, enseignant à la New School, et Nathan Schneider, chercheur à l’université Boulder (Colorado). Ils se sont rencontrés à Paris en 2014, à l’occasion du OuiShareFest, le forum annuel du think tank OuiShare. Leur livre recense de nombreuses alternatives déjà existantes au “capitalisme de plateformes” : Fairmondo, une alternative à eBay, lancée en Allemagne en 2013 et dont les vendeurs sont les propriétaires ; Loconomics, une version coopérative de TaskRabbit ; Juno, un “anti-Uber” détenu par ses chauffeurs. Et bien d’autres.

En France, les entreprises alternatives au capitalisme se portent bien. 23 000 coopératives y emploient plus d’un million de personnes. Quant à l’ESS, qui génère 2 % du PIB national, c’est 2 millions de salariés et 14 millions de bénévoles. Un secteur dynamique, mais encore trop déconnecté du web. C’est ce qu’a pu observer OuiShare dans une étude baptisée Gouvernances, à paraître au printemps. Face à une opposition encore trop marquée entre l’ESS et les plateformes web, le think tank en appelle à une plus grande “biodiversité de modèles économiques“. Selon Marguerite Grandjean, qui a piloté l’étude, “on voit émerger une nouvelle variété de plateformes, à la fois collaboratives, marchandes, et responsables. Elles sont en train d’inventer les moyens de rétribuer leurs contributeurs (avantages en nature, participation, dividendes…) et ont compris qu’il était stratégique de les associer aux décisions clés.” 

Participation des pouvoirs publics

Problème : les structures coopératives ne bénéficient pas des mêmes chances de financement que les entreprises classiques, boostées au capital-risque. Sur le marché ultracompétitif qu’est le web, comment rivaliser avec des géants de la Silicon Valley et leurs valorisations boursières à douze chiffres ? “L’ESS a besoin d’être davantage entrepreneuriale et soutenue par des financeurs (privés ou publics comme la Caisse des dépôts et Bpifrance) afin de proposer de véritables modèles rivalisant avec les technologies des start-up du collaboratif “, estimait Hugues Sibille, président du Labo de l’économie sociale et solidaire, dans l’Humanité au printemps dernier. 
Un point de vue partagé par le Conseil national du numérique (CNN), qui en appelle depuis 2015 à expérimenter ces modèles dans les collectivités. Les pouvoirs publics pourraient, selon lui, participer à la création de plateformes publiques, grâce à des logiciels libres et des licences spécifiques. Le CNN les invite ainsi à “valoriser les activités contributives en leur associant des droits sociaux“, soulignant que “les modèles d’organisation en Scop (coopératives de producteurs) ou en Scic (coopératives multi-parties prenantes) sont particulièrement adaptés à des projets de plateformes numériques soutenables“. Pourquoi la mairie de Paris, plutôt que de combattre Airbnb, ne monterait-elle pas sa propre plateforme ? Des idées comme celle-là trouvent un écho politique en différents points du globe. 
Le travailliste anglais Jeremy Corbyn défend un modèle coopératif local, tout comme la maire de Barcelone, Ada Colau, qui l’a érigé en programme politique. En Corée du Sud, Séoul s’est même autoproclamée “ville en partage” dès 2012. Des plateformes ont été lancées à destination des habitants, 120 start-up locales ont été labellisées et aidés financièrement pour leurs solutions de mobilité, d’économies de ressources ou encore de logement. Et si la meilleure manière de lutter contre la voracité des plateformes n’était pas de les interdire… mais de créer leurs concurrentes ?

* Ours to Hack and to Own. The rise of platform cooperativism, a new vision for the future of work and a fairer internet, éd. OR Book, novembre 2016. 
 

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