Samedi 14 avril, 22h. Il fait nuit noire alors que je m’apprête à pénétrer sur la ZAD de Notre-Dame des Landes. Depuis le début de l’intervention de la gendarmerie lundi dernier, plusieursjournalistes ont été blessés ou interdits d’accès. Je profite de la nuit pour éviter les check-points de gendarmes mobiles et pouvoir couvrir dès l’aube la grande manifestation prévue le lendemain. Des militants ont eu la même idée et nous échangeons sur le chemin des informations sur les dernières expulsions et sur les lieux pouvant nous accueillir pour la nuit.
Depuis dix ans, les 16km² de la Zone d’Aménagement Différé (ou « Zone À Défendre ») sont occupés par les opposants au projet d’aéroport. Estimés à quelques centaines, ces « zadistes » y ont créé une quarantaine de lieux de vie dans des fermes occupées ou des cabanes auto-construites. On y trouve aussi bien des activités agricoles qu’une brasserie, une fromagerie, une boulangerie, un marché hebdomadaire, une radio, un studio d’enregistrement ou un atelier mécanique.
Autant de constructions appelées à être rasées, suite à la volonté du gouvernement de rétablir l’état de droit après l’abandon du projet d’aéroport, le 17 janvier dernier.
À un tournant du chemin, je découvre la première barricade. Un empilement de terre, branches mortes, pneus et débris divers issus des démolitions. Des zadistes attendent autour d’un feu de camp. Ils me demandent de l’eau et des informations sur un convoi de gendarmerie qui vient d’être signalé dans leur secteur.
« On joue au chat et à la souris. Tous les jours, les blindés détruisent nos barricades. Et toutes les nuits, on les reconstruit », m’explique l’un d’eux, répondant au prénom de Camille. Un pseudonyme fréquemment utilisé par les habitants de la ZAD. « On ne peut pas faire grand chose contre 2 500 gendarmes mobiles équipés de tanks. L’important c’est de les ralentir ».
Il me montre cinq « big bags », ces sacs d’un mètre cube utilisés sur les chantiers pour transporter les déblais. Tous remplis à ras-bord de grenades usagées.
« On ramasse toutes les grenades qu’ils nous jettent. L’idée c’est de dépolluer, mais aussi de pouvoir chiffrer le coût de l’intervention policière et de montrer l’ampleur de la répression ».
Ces grenades, les zadistes y répondent par des jets de mottes de terre, de cailloux et de bouteilles de verre. « Chaque lieu de vie a défini sa stratégie de défense. Il y a une grande variété d’opinions ici vous savez…entre les légalistes, les désobéissants, les non-violents, les blacks blocks… », constate un autre Camille. Au lieu-dit les Fosses Noires, un panneau annonce refuser tout affrontement. En cas d’expulsion, les manifestants sont appelés à grimper aux toits et à s’attacher pour former une chaîne humaine autour de la ferme.
Mais tous les zadistes ne sont pas aussi pacifistes. Selon le gouvernement, une soixantaine de gendarmes ont été blessés cette semaine et une opération de police judiciaire est en cours pour retrouver l’auteur d’un tir de fusée à grêle en direction d’un hélicoptère. Des bombes agricoles, utilisées normalement pour effrayer les oiseaux, ont également été employées.
« C’est un engrenage que je n’approuve pas », explique Camille. « Mais ça reste dérisoire face à ce que l’on reçoit. Une bombe agricole produit beaucoup de bruit mais quasiment aucun souffle, contrairement aux grenades de désencerclement qui peuvent vous mutiler ».
Tout d’un coup, le convoi policier apparaît dans la nuit. Une dizaine de fourgons longent un champ et balaient la plaine de leurs projecteurs. Les zadistes répondent par des cris de coyote et transmettent l’information par talkie-walkie. Ils se relaieront toute la nuit pour faire la vigie.
Dimanche, 8 heures du matin. Je suis réveillé par des cris d’alarme. La ferme de la Grée où j’ai posé mon duvet est encerclée par les forces de l’ordre. « Nous sommes déjà sous le coup d’une procédure d’expulsion. Vous n’avez pas le droit de pénétrer la parcelle, c’est illégal ! », s’exclame un occupant tandis que d’autres poussent une voiture pour bloquer l’entrée de la cour. Au bruit sourd de l’hélicoptère qui survole la ferme s’ajoute celui de crécelle d’un drone. « Cachez vos visages ! », s’exclame un manifestant.
Je prends une photo des militaires avançant à travers champs lorsqu’une grenade lacrymogène tombe à mes pieds. Je pars en courant mais le mal est fait. Je manque de vomir, mes yeux pleurent et mon visage me brûle. On m’offre du Maalox dilué et du sérum physiologique pour me nettoyer.
Rapidement, il apparaît que les forces de l’ordre ont décidé d’encercler la centaine d’occupants présents sur la ferme pour éviter qu’ils ne viennent en renfort à d’autres barricades. « Dans la presse, ils ont annoncé qu’il y avait une trêve depuis vendredi. Mais c’est des mensonges, les destructions continuent tous les jours », explique un manifestant.
Ce n’est pas le seul décalage entre les discours officiels et la réalité que les zadistes dénoncent. Le lundi précédent a été marqué par la destruction des « 100 noms », une ferme bio dotée d’une bergerie et de serres horticoles qui était pourtant en cours de régularisation. « Ils ont cherché depuis des semaines à nous diviser en faisant valoir certains projets et pas d’autres. Mais en détruisant dès le premier jour les “100 noms”, le gouvernement a montré qu’il ne respecterait de toute façon pas sa parole », constate Xavier, un agriculteur membre de l’association Copains 44.
Au cœur de la polémique, il y a aussi le statut proposé par la préfecture pour régulariser les squats : les conventions individuelles. « C’est évident que les zadistes n’accepteront jamais ces conditions. Déjà, tous les projets ici sont collectifs et il faudrait pouvoir créer des SCOP ou des GAEC. Ensuite, c’est un bail ultra-précaire et dans un an ils peuvent très bien décider de les mettre à la porte. Ce qui, au vu des derniers jours, est probablement le plan du gouvernement », rajoute Xavier.
À midi, les forces de l’ordre se retirent et je suis un petit groupe qui tente de rejoindre la partie ouest de la ZAD, où se tient la manifestation officielle. Seul problème : la route D81, qui traverse la zone du nord au sud, est occupée par les gendarmes sur toute sa longueur. Après avoir zigzagué dans les broussailles et fait un détour par le sud de la ZAD, le groupe parvient enfin à rejoindre la ferme de Bellevue.
Là, je découvre une toute autre ambiance. Des milliers de personnes sont en train de pique-niquer gaiement dans un champ, au pied des tracteurs et des remorques de bois destinées à la reconstruction. Des cars loués par les associations historiques ont convoyé des manifestants de toute la France. « Je suis venue ici en 2016 pour la manifestation des bâtons », raconte Julie tout en désignant un talus planté de centaines de bouts de bois tel un porc-épic. « Ce jour-là, on s’est promis de revenir si un jour la ZAD était expulsée. Et nous voici ».
Serge, un retraité membre de l’ACIPA, rajoute : « On a eu quelques débats en interne en début de semaine. Pour savoir s’il fallait continuer à soutenir cette lutte sachant que le projet d’aéroport a été abandonné. Mais la destruction des 100 noms, puis de la ferme médicinale des Vrais Rouges nous a ressoudé ».
Pour Julie, défendre la ZAD malgré la fin du projet d’aéroport va de soi : « On reproche aux zadistes de vivre ici gratuitement. Mais ils le paient depuis dix ans par leur lutte. Sans eux, tout ceci serait bétonné. Et puis de toute façon, cette terre appartient à Vinci. Une multinationale milliardaire qui échappe à l’impôt. En manifestant aujourd’hui, on défend ce laboratoire de la démocratie et de l’écologie. »
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