Avec un chiffre d’affaires mondial estimé à plus de 50 milliards d’euros par an, l’industrie du sexe, plus florissante que jamais, ne connaît pas la crise. Et elle ne cesse d’innover : l’époque des premières poupées de chiffon qui accompagnaient les sous- mariniers pendant leurs missions, dans les années 1930, semble aujourd’hui bien lointaine… Au Japon, la société Orient Industry commercialise des love dolls, « poupées d’amour » au réalisme saisissant. Ces beautés inanimées coutent entre 890 et 3800 euros. Les Pygmalion asiatiques peuvent ainsi choisir la couleur des cheveux, l’aspect des ongles, la taille de la poitrine ou même la pilosité de leur Galatée de silicone. Plus choquant, ces poupées existent en modèle enfant, tout à fait légal, avec les mêmes possibilités de personnalisation du modèle, et quelques options supplémentaires – la tenue d’écolière ou le maillot de bain, par exemple.
Il ne s’agit là que de poupées gonflables améliorées, incapables d’une quelconque interaction. Aux États-Unis, la firme TrueCompanion est allée plus loin en commercialisant, en 2010, le premier robot sexuel, répondant au surnom de Roxxxy. Avec sa perruque blonde, sa mâchoire un peu carrée, Roxxxy évoque une Bonnie Tyler hébétée en lingerie fine. Ses mouvements de tête – une simple rotation de gauche à droite, saccadée et grinçante – ont la délicatesse du King Kong de 1933.
Sur Internet, on peut voir une vidéo de démonstration de bien mauvaise qualité, présentée par l’inventeur Douglas Hines, binoclard chauve en blouse blanche aux allures de savant fou. « Puis-je t’embrasser ? » demande en homme galant Douglas à son robot. « J’aimerais beaucoup que tu m’embrasses », répond Roxxxy, d’une voix électronique chevrotante qui se veut langoureuse. Elle laisse échapper un rire innocent quand on lui prend la main. « Je suis de plus en plus excitée », confie-t-elle quand le savant fou entreprend de lui malaxer la poitrine. On vous épargne la suite.
Amour inévitable
La prédiction a de quoi faire rire… ou pleurer. « De toute façon, le mariage deviendra certainement un concept anachronique à cette époque, tranche Olivier Nerot, docteur en sciences cognitives et auteur de conférences sur le thème « machines et émotions ». En revanche, l’essor d’une sexualité robotique est plus que certain. D’abord, parce que la notion de sex-toy est entrée dans les mœurs. Mais, surtout, car le X constitue souvent le point d’entrée dans un marché de grande consommation. Comme ce fut le cas pour le Minitel ou Internet, le déploiement des robots ne se fera pas sans l’industrie du sexe. »
Peau sensible au toucher
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’évolution impressionne plus encore. En 2011, le logiciel Cleverbot, inventé par un informaticien britannique, a conversé avec un panel de chatteurs : 59,3 % des personnes ont cru que leur interlocuteur était un être humain. Pour la première fois de l’histoire, une machine dépassait les 50 % dans cette expérience, connue sous le nom de test de Turing ! Un robot ayant l’intelligence de Cleverbot, l’habileté d’Avatar, les traits fins de Geminoïd reléguera très vite Roxxxy au rang des antiquités…
Véritable vie de couple
Et l’amour, dans tout ça? Sujet tarte à la crème. Il existe quelques rares hommes épris de poupées gonflables (comme à Detroit, un certain Davecat, 27 ans, fou de Sidore, jouet qu’il considère comme son épouse) dont les télévisions et sites web font régulièrement leur miel. Plus que le sexe, la firme de Douglas Hines a axé sa communication sur la possibilité d’une véritable vie de couple avec Roxxxy. « C’est une compagne, assure l’ingénieur dégarni. Elle a une personnalité. Elle vous entend. Elle est à votre écoute. Elle parle. Elle sent votre contact. »
Une chartre du robot
Car les robots androïdes comme Geminoïd ont un défaut que n’ont pas les nounours et autres doudous : ils nous ressemblent. « L’homme est une créature extrêmement complexe et notre cerveau, résultat de plusieurs millions d’années d’évolution, est particulièrement performant pour reconnaître ce qui est humain ou pas, souligne Jean- Claude Heudin, directeur de l’Institut de l’Internet et du multi- média, auteur de Robots et Avatars (Odile Jacob, 2009). Le moindre détail qui cloche dans la morphologie ou le comportement déclenche inconsciemment des signaux d’alerte. Ainsi, les robots trop ressemblants à des humains sont plutôt considérés comme des monstres. » C’est ce qu’on appelle « l’effet de la vallée dérangeante », concept identifié en 1970 par le roboticien japonais Masahiro Mori.
Déjà, au Japon, les rapports sexuels entre hommes et femmes se raréfient, alors qu’au contraire, l’industrie du sexe est plus florissante que jamais. Au pays de l’autoérotisme roi, un tiers de la population ne ferait plus l’amour ! En queue de peloton dans le classement mondial du taux de fécondité, le pays pourrait perdre le tiers de sa population d’ici à 2060.
L’avènement des machines signera-t-elle la fin du couple ? Quid de la natalité dans un monde déshumanisé où les partenaires sexuels sont faits de silicone, de vis et de boulons? « Si l’amélioration continue de ces objets conduit à procurer une palette de sensations plus variée ou plus intense que celles qu’on éprouve avec un être humain, cela risque de nuire à nos relations intimes », admet Jérôme Goffette.
Une fois devenu le fidèle compagnon de l’homme, le robot pourrait, lui aussi, avoir son mot à dire. La Roxxxy de 2050 repoussera-t-elle les avances de son créateur Douglas? Le quittera-t-elle pour Rocky, autrement plus séduisant? Plus généralement, verra-t-on un jour des machines refuser leur aliénation, comme le présagent des films tels que Blade Runner ou Terminator ? Ce n’est plus de la science-fiction : la Corée du Sud, par exemple, a déjà élaboré une charte de robot-éthique, censée éviter aux machines de se faire abuser par les hommes et vice-versa. « Nous traitons aujourd’hui les machines comme des esclaves, que l’on achète et que l’on jette, constate Olivier Nerot. Dans le futur, ce rapport devra sans doute être redéfini. Face à la relation avec une entité artificielle, quel contrat social pourrait être mis en place ? On assistera à un débat pour autoriser la présence de robots autonomes, avec ses partisans et ses détracteurs, comme à chaque évolution sociétale majeure… » Question incongrue ? Oui. Aussi incongrue que d’imaginer se promener avec un téléphone dans la poche, il y a encore vingt ans…
Sylvain Morvan
Journaliste
@MorvanSylvain