Partager la publication "Tour du monde en cargos : seule avec les relous des mers"
Mars 2019, sur un cargo en plein océan Pacifique. Lors d’un exercice de sécurité, un marin philippin m’agrippe les fesses pour “m’aider” à grimper dans le bateau de sauvetage. Je lui répète cinq fois : ”Je ne veux pas de ton aide.” Je sens pourtant ses mains sur mon derrière, qui me poussent vers le haut.
Plus tard, le second capitaine ukrainien le félicite pour son acte héroïque : “C’est toi qui as touché le cul de Marie ? Bravo, mon pote.” Les deux marins se tapent dans la main. Tous les autres se moquent de moi. Un homme m’agresse sexuellement, et les témoins rient.
Après deux mois en mer, je ne m’étonne plus du sexisme qui règne sur les cargos de la marine marchande. Le second capitaine m’a lui aussi agressée, quelques jours auparavant. Nous jouions au tennis de table avec d’autres marins ukrainiens, quand il m’a claqué les fesses, “pour rire”. Je lui ai demandé des excuses en ajoutant : ”Ne recommence plus jamais ça.” Le marin a refusé et nié les faits. J’ai arrêté de jouer au ping-pong et me suis assise en retrait.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 30, paru en mai 2020, disponible sur notre boutique en ligne.
Voilà deux mois que j’ai embarqué au Havre sur un porte-conteneurs de la compagnie française CMA CGM. Voyageuse et journaliste, j’ai pris la décision de faire le tour du globe sans avion sur un coup de tête, afin de quitter ma routine et ma dépression parisiennes. La compagnie a réservé une cabine à mon nom sur trois navires différents, pour un périple de quatre mois et un coût de 10 000 euros en tout. Je traverse tous les océans, en passant par le canal de Suez et celui de Panama, avec une escale en Chine et une autre aux États-Unis.
Les cargos transportent vêtements, Smartphones et autres marchandises d’un bout à l’autre de la planète. À bord, je découvre la lenteur, le bruit et la puanteur du moteur. Je passe une grande partie de mes journées seule, dans ma cabine ou sur le pont. J’apprécie la compagnie de certains marins, mais me méfie de leur familiarité. Ils sont vingt-cinq hommes – français, philippins, roumains et ukrainiens.
Sur ce cargo comme sur les deux autres, je n’ai pas rencontré une seule femme marin. Où sont-elles ? Ma seule présence étonne l’équipage : ”Où est ton copain ?” , “Tu n’as pas peur de nous ?” Je saisis bientôt l’ampleur de leur misogynie : ils exposent des photos érotiques et pornographiques dans leurs chambres, mais aussi dans les espaces communs, dont la salle de sport.
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Lors d’une soirée karaoké organisée par les Philippins, je remarque que leur logiciel de chansons affiche en fond d’écran des femmes en maillot de bain, aux poses suggestives. Les marins sont blagueurs : ils ne me programment que des chansons d’amour. L’un d’eux me touche le genou plusieurs fois, d’une tape amicale. Je ne me sens pas à l’aise. Je monte me réfugier dans ma cabine. Plus tard, je croise le capitaine ukrainien. “Qu’est-ce que tu fais sur ce bateau ? m’interroge-t-il. Tu vas t’ennuyer.” Je lui réponds en souriant : “Je dois travailler. — Que veux-tu dire par là ? — J’écris un roman. — Ah, je pensais que ton travail, c’était d’apporter le café” , rétorque-t-il ironiquement. Je ne ris pas. Le capitaine tourne les talons.
Victime de sexisme et de violences sexuelles en France, j’anticipais la misogynie des marins. Ma famille et mes amies m’avaient prévenue : ”Tu vas te faire violer.” Leur prophétie ne se réalise pas.
Outre les remarques sexistes et les mains aux fesses, je noue une réelle amitié avec certains marins. Je m’entends davantage avec les Philippins. “Je déteste ma vie à bord, m’avoue un matin le lieutenant Manolo [le prénom a été modifié]. Ma famille me manque. Je veux changer de métier.” Sa femme vient de donner naissance à une petite fille, aux Philippines. Il devra patienter plusieurs mois avant de faire sa connaissance.
C’est l’une des raisons de l’absence des femmes en cargo : elles ne peuvent concilier leur carrière avec leur vie privée. Si elles embarquent plusieurs mois, qui s’occupera de leurs enfants ? Je consulte les statistiques. Parmi les officiers (lieutenants, ingénieurs, seconds capitaines, capitaines) qui travaillent sur les porte-conteneurs, les femmes ne représentent que 3 % des effectifs. Dans la compagnie CMA CGM, une seule femme exerce au poste de capitaine. Chez les simples matelots (moteur, pont, ménage, cuisine), les femmes sont plus rares encore. Lorsqu’elles embarquent sur les cargos, elles sont confrontées à l’ambiance et à l’autorité des hommes.
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“On a eu déjà eu des Roumaines à bord, m’informe le capitaine de mon premier cargo. C’était bien, d’autant qu’elles étaient très, très belles.” Le physique des femmes obsède les marins que j’ai rencontrés. Un second capitaine roumain me déclare : “Tu es la seule et donc la plus belle femme sur ce bateau : ne t’étonne pas que les Philippins viennent un par un te reluquer quand tu te baignes dans la piscine du cargo.” Je lui réponds, naïve : ”Ils ne savaient pas que j’étais dans la piscine, ils étaient surpris de m’y voir. — Bien sûr, dit-il, si ça t’arrange de croire ça.” Je prends peur et sors de la pièce.
Pour me préserver, j’évite les hommes sexistes. Une stratégie adoptée depuis longtemps par les femmes marins, comme celles qui ont accepté d’en témoigner par téléphone. Après dix ans de carrière sur les ferries La Méridionale, qui relient la Corse au continent, la commissaire Valentine Cardinale “garde une distance” avec les hommes marins : ”Je serre les mains quand je dis bonjour.” Les trois autres femmes que j’ai interrogées plussoient. Rapidement, leurs collègues en font pourtant des “psys”, à qui raconter leurs maux : “J’ai très souvent le rôle de la confidente et ça ne m’embête pas, assure la cheffe mécanicienne Estelle Massias, qui travaille pour la CMA CGM. Je ne sais pas si c’est parce que je suis une femme ou parce que je suis une oreille attentive.”
Les hommes que j’ai rencontrés saluent leur présence à bord : “Les femmes sont tendres, contrairement aux hommes, affirme Manolo. J’aime qu’il y ait un minimum de femmes à bord. Une ou deux, c’est assez.” Et si 50 % de l’équipage était féminin ? “Il se nouerait des relations, il y aurait de la jalousie et des grossesses”, redoute le lieutenant. Et de me raconter l’histoire d’une ingénieure philippine “qui couchait avec deux ingénieurs français pour obtenir une promotion”…
Après le physique, c’est la sexualité des femmes qui obsède les marins. À bord, ils leur volent régulièrement des sous-vêtements. “Jamais j’irai laver mes petites culottes dans les machines à laver communes, décrète Estelle Massias. Je les lave dans ma cabine.” Une nouvelle stratégie pour éviter les “plaisanteries” masculines. Mais le vol de sous-vêtements “ne sert pas qu’à satisfaire certains fantasmes sexuels, écrivent Angèle Grövel et Jasmina Stevanovic, sociologues au Cerlis (université Paris-Descartes), dans une étude parue en 2017. Il est également utile pour rappeler que l’espace du bord est avant tout un territoire masculin.”
De ce fait, les femmes marins doivent “en faire deux fois plus” pour s’intégrer, estiment mes interlocutrices. “Au début de ma carrière, je portais des charges lourdes et je me suis tué le dos, me raconte Estelle Massias. J’avais l’impression qu’on remettrait en question ma présence si je demandais un coup de main.”
Pour grimper dans la hiérarchie, les femmes sacrifient leur santé, mais aussi, et surtout, leur vie familiale. Emmanuelle Jarnot est la seule femme commandante des ferries La Méridionale : ”Mais je ne navigue plus, en ce moment. Je travaille à terre.” La capitaine se réjouit de passer du temps avec ses deux garçons. “J’aimais bien voyager, mais j’ai un peu arrêté avec les enfants”, reconnaît-elle. En cas de grossesse, les femmes marins sont immédiatement débarquées. Une fois l’enfant arrivé, elles sont nombreuses à interrompre leur carrière. D’autres font une croix sur la maternité.
“La profession ne se féminise pas parce qu’il y a cette histoire d’enfants”, déplore la cheffe mécanicienne Estelle Massias, qui elle-même n’a jamais eu d’enfant. Méfiantes, les compagnies maritimes n’encouragent guère les femmes à faire carrière. “L’entreprise investit sur des personnes qui restent. On anticipe qu’une femme fera des enfants, et qu’elle quittera la navigation. Donc on ne les nomme pas aux postes de commandement”, interprète la sociologue Jasmina Stevanovic. Résultat : les femmes marins attendent d’avoir “35 ou 40 ans pour construire leur carrière”.
En mer, la parité n’existe pas. La première femme admise à l’École de la marine marchande le fut en 1972. Après une relative féminisation des effectifs dans les années 2000, le nombre de femmes marins stagne aujourd’hui “à 1 600 en France”, indique Jasmina Stevanovic. Les compagnies maritimes se moquent de la parité, car “il n’y a pas de pénurie de personnel”, analyse sa collègue Angèle Grövel. Les machines s’automatisent, et “la main-d’œuvre se raréfie”. Vingt-cinq marins suffisent pour faire tourner un cargo de 400 mètres de long transportant 20 000 tonnes de marchandises. Pourquoi chercher des femmes ? D’autant qu’elles sont accusées de “perturber l’ordre à bord”. “Les femmes séduisent les marins et les emportent au fond des mers, selon le vieux mythe de la sirène”, rappelle ironiquement Angèle Grövel.
D’après mon expérience, le désir suscité par la présence d’une femme à bord entraîne plutôt des tentatives de séduction de la part des hommes marins. Comme ce Français qui m’appelle en pleine nuit sur le téléphone de ma cabine, pendant mon voyage. Je décroche, mais n’entends personne à l’autre bout du fil. Je me lève pour verrouiller la porte de ma chambre, de peur que l’inconnu ne s’y faufile pendant mon sommeil. L’homme me révèle quelques jours plus tard son identité. Les yeux rivés sur ma poitrine, il me demande de l’ajouter sur Facebook. Je m’agace, comme toutes les femmes marins, de ce harcèlement.
“Quand on est élève marin, on se fait facilement draguer à bord, se souvient la cheffe mécanicienne Laurence Perrot, qui travaille à la CMA CGM. Je les envoie balader.” “Je leur dis que je suis en couple et que je suis pas intéressée, abonde la commissaire Valentine Cardinale. Les trois quarts, ça les coupe direct.” Que faire si les autres insistent ? Aucune formation contre le sexisme et le harcèlement n’est proposée aux marins, avant ou pendant leur carrière, à la CMA CGM. J’ai contacté la compagnie française, mais elle n’a répondu à aucune de mes interrogations. Je ne m’étonne pas qu’un lieutenant philippin m’affirme : ”Je respecte les femmes marins. Mais quand elles accèdent au pouvoir, elles ne sont pas égales aux hommes. Je préfère les décisions prises des hommes. Ils sont faits pour être marins.”
Après quatre mois de voyage, je rentre en France. Le cargo me débarque au port de Fos-sur-Mer, près de Marseille, à la fin du mois d’avril 2019. Je pense aux mots de la cheffe mécanicienne Estelle Massias : ”Je n’ai jamais senti plus de sexisme en mer qu’à terre.” Dévisagée par les hommes dans les rues de Marseille, difficile de ne pas tomber d’accord avec elle.
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