Uber vs. Taxis : 4 autres disruptions qui ont semé la discorde

Embouteillages monstres, altercations parfois violentes … Jeudi 25 juin, à Paris et dans plusieurs grandes villes de France, les chauffeurs de taxis ont manifesté leur colère. En grève nationale, la corporation est pour la première fois réunie en intersyndicale depuis la promulgation de la loi Thévenoud, en octobre 2014. Censée réprimer les taxis clandestins, cette loi vise en réalité le service UberPop, qui met en relation usagers et chauffeurs amateurs via une application smartphone. Les taxis jugent qu’elle n’est pas suffisamment respectée.

Travail clandestin

Les taxis ont d’abord annoncé une grève “illimitée”. Jeudi soir, la déclaration de François Hollande, selon qui “UberPop doit être dissous et déclaré illégal”, semble avoir calmé la grogne de l’intersyndicale, qui attend toujours une application “effective”  de la loi et davantage de contrôles. Plus largement, les taxis demandent l’interdiction de toutes “les applications illégales de promotion de travail clandestin”.

Mais Uber ne compte pas se laisser faire et a déposé un recours contre l’interdiction de son service UberPop devant le Conseil constitutionnel. En attendant la décision des sages, le géant américain refuse de suspendre son service et UberPop et ne cesse de faire de nouveaux adeptes.

La guerre taxis-Uber est devenue le symbole d’une période de transition
marquée par l’arrivée de nouveaux services numériques, qui viennent concurrencer, voire supplanter ceux de l’économie traditionnelle. Cette situation n’est pas inédite. Plusieurs fois dans l’histoire de l’industrie, des acteurs de l’économie traditionnelle sont entrés en résistance contre leurs nouveaux concurrents. We Demain revient sur quatre de ces épisodes.
 

1454. L’imprimerie met au chômage les moines copistes

La disruption. Entre 1454 et 1456,  l’Allemand Johannes Gutenberg est le premier à réaliser l’impression d’un livre. Son nom : La Bible à quarante-deux lignes, ou B42. Dérivée de la gravure sur bois ou sur cuivre, la technique est déjà utilisée pour reproduire des images. Mais cette fois, le graveur sur bois a mis au point des caractères mobiles en plomb, reproductibles à l’infini et à faible coût. Ce procédé fait appel à une nouvelle encre d’impression. Après des siècles au cours desquels les textes étaient reproduits de façon manuscrite – une méthode lente et fastidieuse réservée à une élite cléricale européenne -, l’imprimerie constitue une véritable innovation de rupture.

Les mécontents. Selon les auteurs allemands de l’ouvrage Das Buch vom Buch (“le livre du livre”, de Joachim Güntner et Marion Janzin), les caractères mobiles en plomb de Gutenberg sont loin de rencontrer un succès immédiat dans la population européenne. Dépassée par cette nouvelle technique, celle-ci la juge d’abord obscure, voire hérétique : “Comment répandre la parole de Dieu par le plomb ?”. De leur côté, les religieux, gouvernants et intellectuels de l’époque, dont Trithemius, y voient “un renoncement dommageable”, comme l’explique l’historien et conservateur des bibliothèques Rémi Mathis :
 

“Des résistances, voire, plus tard, de la censure, se sont organisées dans ces cercles pour des raisons touchant à l’éthique même de l’écriture, à la nécessité de recopier un texte pour le comprendre, d’apprendre manuellement comme le veut Dieu, en suivant l’idée selon laquelle le travail est une façon de se mettre au service de l’autre en faisant des sacrifices”.

Une opposition accrue par le fait que les premiers ouvrages imprimés étaient “réellement inférieurs aux manuscrits, en terme de lisibilité et d’esthétique”, rapporte l’historien. Gutenberg aurait fini sa vie ruiné, obligé d’abandonner son imprimerie à Johan Fust, l’orfèvre qui, après avoir financé son projet, a obtenu d’être remboursé après avoir assigné l’inventeur en justice.

Le dénouement. Le rapport qualité/prix l’a emporté. L’imprimerie offre l’accès au savoir au plus grand nombre, ce qui contribuera à la naissance de l’humanisme. En cinq siècles, des milliards de livres ont été imprimés. Mais aujourd’hui, le secteur du livre est à son tour “disrupté”. La concurrence vient du numérique, notamment de l’e-book. “Depuis deux ans, la France subit une tectonique de fermetures de libraires”, confirme l’écrivain et éditeur Olivier Frébourg dans une tribune publiée dans Le Monde, en septembre 2014.

1831. La révolte des Canuts contre le métier à tisser

La disruption. Principale activité industrielle au début du XIXe siècle, la confection textile fait vivre près de la moitié de la population lyonnaise. Mais les tisseurs de soie, aussi appelés Canuts, sont menacés par l’irruption d’une machine, le métier à tisser. Conjugué au développement du négoce, ce mouvement d’industrialisation tire les prix du textile vers le bas.

Les mécontents. Fin novembre 1831, les Canuts se soulèvent. Ils rejettent la libéralisation de leur secteur et exigent un tarif minimal pour le tissu. Une révolte réprimée dans le sang et dont les meneurs sont arrêtés.

Le dénouement. Les Canuts n’obtiendront jamais gain de cause. Depuis le milieu du XIXe siècle, les vêtements sont majoritairement produits par les métiers mécaniques, en usine. Pour les fabriquer, on utilise du coton, des tissus synthétiques, et encore de la soie, mais plus rarement.

1995. Internet dynamite la presse écrite

La disruption. Déjà affectée par l’avènement de la radio dans les années 1950, puis par celui de la télévision dans les années 1960-1970, la presse écrite se retrouve cette fois concurrencée par un nouveau support de lecture : Internet. En 1995, quelques années seulement après l’invention de ce réseau mondial de communication (en 1989), la presse en ligne émerge. Les grands titres, mais aussi de nouveaux médias en ligne, se mettent alors à publier massivement leurs articles sur leurs sites… gratuitement. 

Les mécontents. Les ventes des quotidiens sont en baisse, conduisant la presse papier à devoir réinventer son système économique. Pourtant, de nombreux journalistes ne croient pas en l’avènement de la presse numérique. Le 27 février 1995, Newsweek publie un article intitulé Pourquoi le Web ne sera jamais le Nirvana . Son auteur, Clifford Stoll, un astronome aujourd’hui âgé de 64 ans, y écrit notamment “qu’aucune base de données en ligne ne remplacera jamais votre quotidien papier”. Il n’est pas le seul : Paul Daenen, rédacteur en chef du quotidien Het Laatste Nieuws, qui affiche le plus gros tirage de Belgique, affirme ainsi dans une interview au Soir ne pas croire qu’Internet “sonnera le glas des quotidiens traditionnels, ne fut-ce que pour le confort de lecture que ces derniers procurent”. Dans les rédactions, de nombreux journalistes tardent à se mettre au numérique, et aux nouvelles méthodes de travail qui en découlent : réactivité, réseaux sociaux, outils techniques du web…

Le dénouement. Depuis les années 2 000, en particulier depuis l’avènement du web 2.0., de nombreux manifestes en faveur d’une “réinvention” de la profession fleurissent dans les rédactions, à l’image des Échos qui s’interrogent : “A-t-on encore besoin des journalistes ? Manifeste pour un journalisme augmenté”. Si la crise de la presse fait des ravages aux États-Unis, la France n’est pas non plus épargnée. Certains journaux comme Le Monde ou Le Figaro parviennent à gagner des lecteurs grâce à leur version numérique, et ainsi à maintenir en vie leurs versions papier. D’autres, comme France Soir ou La Tribune péréclitent. Au quotidien Libération, plus de 90 personnes ont été licenciées fin 2014. Face aux défis du web, la presse papier cherche toujours son modèle. Tandis que certains cherchent à créer des “pure player” , sites d’information uniquement disponibles sur le web, d’autres militent pour la survie du journalisme “print”. Mais dans une logique plus lente, à l’image de celle des mooks, formats hybrides entre le magazine et le livre. 

2000. Le disque victime du tout gratuit

La disruption. En 1978, Philips et Sony Corporation pensaient, avec l’invention du disque compact (CD audio), avoir mis au point le support audio le plus efficace jamais commercialisé. Mais dès les années 2000 – en 2002 en France – les ventes de CD connaissent des reculs de plus en plus importants. Les causes de cette érosion ? La démocratisation des outils de gravure de CD, mais surtout l’arrivée du téléchargement en ligne (gratuit dans sa version illégale peer to peer ). Et de nouveaux supports de consommation : baladeurs numériques, téléphonie, web… Une perte de vitesse que l’économiste américain Paul Krugman impute directement au développement d’Internet :  
 

 “Octet après octet, tout ce qui peut-être numérisé sera numérisé, rendant la propriété intellectuelle toujours plus facile à copier et toujours plus difficile à vendre plus cher qu’un prix nominal. Et nous devrons trouver les modèles économiques et les modèles d’affaires qui prennent cette réalité en compte”.

Les mécontents. Les grandes maisons de disque ont réagi très rapidement à la perte de leur monopole, en attaquant dans un premier temps les services de téléchargement illégaux en justice. Le plus célèbre reste Napster, qui a dû fermer suite à une décision de justice.

Le dénouement. À part le Japon, rares sont les pays à être restés fidèles aux CD physiques. Mais alors que certains représentants de l’industrie du disque pleurent encore leurs pertes, la plupart d’entre eux s’est adaptée aux nouvelles possibilités qu’offrent le numérique. À partir de 2005, l’offre légale se développe, ainsi que de nombreux sites de streaming en ligne qui tentent de se financer grâce aux abonnements : Deezer, Spotify… Le web regorge aujourd’hui d’outils et de plateformes permettant aux artistes indépendants de se faire connaître : stratégies de community management, réseaux sociaux, plateformes de financement participatif… Ce mouvement a aussi conduit à un nouvel essor de la musique live, une façon pour les artistes de rééquilibrer leurs revenus.
 

Lara Charmeil
Journaliste à We Demain
@LaraCharmeil

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