On me rappelle souvent ma première visite au “
Boca”. C’était en février 2008, Porto Alegre suffoquait sous un soleil de 40 degrés et la réunion en question fut certainement l’une des plus cahotiques de l’histoire du projet. Des cris à tout bout de champ ! Paulo, Ceco et Bocão incapables de se calmer ou même de s’asseoir. Il faut dire que pendant la nuit, la police avait mis le feu à toutes leurs affaires…
Moi, j’avais tout juste vingt ans et mon niveau de portugais me permettait à peine de comprendre ce qui était en train de se passer. Personne ne me connaissait, et tous auraient parié que je ne reviendrais jamais.
“
Boca de Rua” est en fait un journal, unique au monde pour être intégralement rédigé par un groupe de sans-domicile-fixe. Imprimé à 15 000 exemplaires tous les trois mois, il est diffusé et vendu dans les rues du centre-ville par ses propres rédacteurs.
L’expérience a vu le jour en 2001, au cours du premier Forum Social Mondial de Porto Alegre, et dure jusqu’à aujourd’hui, malgré toutes les difficultés humaines et matérielles que sa condition laisse deviner. Car au-delà de son contenu inédit, il est aussi et surtout le fruit d’une aventure collective qui n’aura pris modèle sur aucune autre, portée par un groupe qui a défini ses propres règles.
Un mode de fonctionnement qui m’a d’ailleurs toujours impressionnée par certains détails : la ponctualité exigée, l’interdiction de venir travailler sous l’effet d’une drogue quelconque, l’obligation de demander la parole et d’attendre son tour pour s’exprimer, la valorisation de la présence et non de la productivité. À la fin d’une réunion de rédaction, chaque participant reçoit en effet un lot de trente exemplaires du journal qu’il pourra vendre librement dans la rue, sans qu’il n’y ait la moindre distinction “salariale” en fonction de l’investissement des uns et des autres.
De même, pour intégrer le projet, il suffit de le vouloir, ou plutôt, de s’en définir le besoin, sans avoir de compte à rendre sur sa situation sociale ou sur la manière dont sera dépensé l’argent gagné. De fait, parmi la quarantaine de rédacteurs-vendeurs aujourd’hui actifs, on trouve aussi bien des hommes que des femmes, de diverses origines et générations. Certains vivent sous un toît, d’autres en rêveraient, d’autres pas.
La plupart savent lire et écrire, mais peu ont eu l’opportunité de faire des études. Certains ont des enfants. D’autres sont des enfants de la rue. Presque tous sont porteurs d’une maladie grave, montrent des troubles psychologiques ou sont médicalement considérés comme “dépendants” d’un ou plusieurs types de drogue.
En dix-huit ans d’existence, le groupe a d’ailleurs énormément évolué, avec d’incommensurables réussites, mais aussi de lourdes pertes. Ceco, Bocão ne sont déjà plus de ce monde. Paulo tient bon. De nouveaux membres sont arrivés, comblant aussi les départs de ceux qui ont parfois trouvé un travail, un logement, une famille et ont suivi leur chemin. De forts liens d’amitié, surtout, se sont tissés entre les participants et bien au-delà du cadre des réunions.
Et dans la rue, les vendeurs les plus charismatiques sont appelés par leurs prénoms et accueillis avec embrassade jusque dans les universités où ils sont régulièrement invités à participer à des séminaires. Quant à la police, si elle est encore loin d’être tendre, elle sait au moins qu’elle aura à faire, au moindre débordement, à un mouvement organisé et à une population attentive.
Finalement, face à l’immense complexité du monde de la rue, Boca de Rua n’aura jamais dévié de son objectif premier : reconnaître les droits et la dignité de tous les citoyens, aussi marginaux soient-ils, sans avoir la prétention de “sauver” qui que ce soit de sa condition. En outre, il aura été le véhicule d’une importante prise de conscience politique pour tout un groupe social qui fait aujourd’hui entendre sa voix face aux grands monopoles médiatiques brésiliens.
Reste donc ce film… Un rêve ancien devenu projet : celui de partager cette expérience dans un documentaire qui donnerait, lui aussi, un autre point de vue sur la ville et sur la vie. Étant moi-même photographe et cinéaste, plus à l’aise avec les formalités et questions techniques, j’ai fini par en prendre les rennes, même si tout a été longuement discuté au sein du groupe.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’à quelques mois du début d’un tournage qui aura comme principal décor les trottoirs de Porto Alegre et qui promet, lui aussi, de ne ressembler à aucun autre.
Photographe, artiste et militante au Brésil.
Pour contribuer à la campagne de financement participatif du film, c’est ici : https://fr.ulule.com/boca-de-rua-le-doc/