Partager la publication "Agnès Crépet (Fairphone) : “Nous avons vendus 17 600 smartphones durables en France en 2021”"
Un smartphone équitable et – relativement – écologique ? Tel est l’objectif de la marque Fairphone, fondée aux Pays-Bas en 2013. La volonté initiale était de sensibiliser l’opinion publique à propos des minerais de conflit utilisés dans les appareils électroniques. De là, en a découlé la création d’un téléphone mobile modulaire que l’on pourrait faire évoluer au fil du temps. Sur toute la chaîne de production, la marque s’efforce de faire au mieux dans le sourcing des matériaux et le traitement des ouvriers qui participent à la fabrication du Fairphone.
Une manière aussi de donner l’exemple aux autres marques du secteur et de les inciter à faire de même pour améliorer l’empreinte carbone d’un marché particulièrement polluant. Autre cheval de bataille : prolonger la durée d’utilisation des smartphones et mieux les recycler. En effet, selon une étude du WEEE Forum, menée de juin à septembre 2022, les experts prédisent que 5,3 milliards de téléphones seront hors d’usage cette année. Et une majorité sera simplement mise au rebut dans un tiroir (alors même qu’ils ont sans doute encore une valeur). Agnès Crépet, porte-parole pour la France et chargée de la technologie et de la durabilité du logiciel pour le fabricant néerlandais, a répondu aux questions de WE DEMAIN.
WE DEMAIN : Où en sont les ventes de Fairphone ?
Agnès Crépet : En 2021, nous avons vendu 88 000 téléphones dans le monde, des Fairphone 3 et 4, et réalisé un chiffre d’affaires de 35-40 millions d’euros. Notre premier marché est l’Allemagne (44 %), la France (20 %, 17 600 smartphones vendus), la Suisse et les Pays-Bas, qui représentent tous deux 9 %. L’an passé, nous sommes globalement restés à peu près au même niveau qu’en 2020, où nous avions vendu quelque 94 000 smartphones. C’était une année record puisque, un an plus tôt, nos ventes avaient atteint un peu moins de 54 000 d’unités.
Notre objectif est de conserver une croissance lente pour garder le contrôle de l’activité. Nous sommes rentables depuis 2020, ce qui est déjà une bonne nouvelle. 2022 devrait être stable ou en légère croissance mais nous tablons sur une belle croissance en 2023, avec un objectif de 200 000 unités vendues l’an prochain car nous allons lancer une campagne de communication, ce que nous n’avions pas fait jusqu’à présent. Les chaînes de production sont prêtes pour encaisser la croissance.
Depuis le début de l’aventure, vous mettez l’accent sur un sourcing des matériaux le plus éthique et écologique possible. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Cela reste notre priorité même si c’est loin d’être simple. C’est un domaine compliqué mais notre motivation reste intacte pour progresser en la matière. La difficulté est que cela coûte beaucoup d’argent sans que cela se voit sur le téléphone. Donc nous peinons parfois à faire passer le message auprès des clients. En 2021 nous sommes passés de 8 à 14 matériaux sur lesquels nous concentrons nos efforts pour améliorer toute la chaîne (mines qui font des efforts en termes d’impact carbone et de traitement des ouvriers, minéraux recyclés, etc.). Depuis l’an dernier, nous utilisons aussi des plastiques recyclés, de l’aluminium certifié et davantage d’or équitable dans notre Fairphone 4. Nous avons publié notre plan d’action en la matière pour 2023 afin d’être le plus transparent possible. Et nous invitons nos concurrents à faire de même.
Nous avançons aussi avec d’autres acteurs. Ainsi, dans le cadre de la Fair Cobalt Alliance, l’industrie nous a rejoint depuis peu. Si on augmente les volumes, cela pérennise la filière. L’objectif est de faire en sorte que davantage de mines éthiques voient le jour et de maximiser le recyclage en parallèle. C’est ce qu’on appelle l'”urban mining”, le fait d’aller chercher les composants dans les déchets électroniques. Mais ce n’est pas simple : les terres rares sont recyclables à moins de 1 % par exemple. Et d’autres matériaux ont été mixés ou sont trop complexes pour être réellement recyclés. On a besoin de davantage de R&D en amont pour anticiper le recyclage des appareils électroniques et intégrer ce facteur dans l’architecture du produit. Il y a tout un cercle vertueux à mettre en place.
Comment jugez-vous la durabilité des smartphones en général ces dernières années ?
On va plutôt dans le bon sens ces cinq dernières années. Et cela va continuer avec l’obligation des batteries amovibles en 2024 afin d’allonger la durée de vie des produits électroniques. Aujourd’hui, les batteries sont collées et parfois peu accessibles. Mais si on regarde en arrière, quinze ans plus tôt, c’était beaucoup mieux. L’autonomie était bien plus importante, les téléphones duraient beaucoup plus longtemps… Aujourd’hui, l’obsolescence est très forte même si elle s’améliore par petites touches. Il n’y a pas une vraie culture de la durabilité comme on peut l’avoir dans le secteur des machines à laver, par exemple. Le marché n’est pas encore là où il devrait l’être.
Comment faire pour améliorer les choses ?
Les fabricants sont soumis à la garantie de conformation de 2 ans mais il existe aussi la garantie commerciale de durabilité. Laissée à la libre appréciation du constructeur, elle va au-delà des 2 ans en ajoutant 1 à 3 ans. Il s’engage pendant cette période à la réparation ou au remplacement du bien à l’égard du consommateur. Seules deux marques proposent cette garantie de durabilité (sur 5 ans) : Fairphone et Crosscall. Cette dernière est une marque française qui commercialise des téléphones durcis pour baroudeur ou professionnels (dans le bâtiment, par exemple).
La bonne nouvelle, c’est que, même si les marques ne font pas autant d’efforts qu’on aimerait, l’arsenal législatif, lui, avance dans le bon sens. Reste que, pour l’heure, on est toujours à 2-3 d’utilisation d’un smartphone en moyenne.
Certaines marques disent préférer avoir un index de réparabilité moindre mais des smartphones avec une meilleure durabilité globale car l’intérieur du smartphone est particulièrement bien protégé. Que répondez-vous à cela ?
Il est certain que les marques les plus chères ne sont pas forcément les plus réparables. Apple a fait quelques efforts ces dernières années. Sans doute pour améliorer un peu sa note dans l’index de réparabilité français. On pourrait se dire en effet que si ce n’est pas réparable mais que c’est robuste, ce n’est pas grave. Mais des études réalisées dans le monde académique prouvent que cette théorie ne tient pas la route. La fiabilité ne sauve pas tout, car il y aura toujours des accidents qu’on ne peut écarter. Comme une chute du téléphone à une hauteur de 1,20 mètre (ce qui est dans la moyenne). L’écran est bien souvent cassé. Au regard du prix des pièces et de l’intervention, nombre de personnes optent pour un changement complet du téléphone.
Si avoir un téléphone modulaire ne sauve pas tout et avoir un téléphone fiable ne sauve pas tout, cela reste néanmoins les deux axes essentiels de la durabilité. Fairphone va continuer à travailler sur la philosophie du design modulaire. Mais c’est un travail de longue haleine pour innover tout en s’assurant que les appareils en circulation restent pertinents et à jour. La capacité d’améliorer les produits en cours d’utilisation est un autre axe majeur pour la durabilité. Sur le Fairphone 2, les mises à jour logiciels sont toujours possibles. Nous n’avons que cinq ingénieurs qui s’occupent de ce sujet mais nous y parvenons. Si on peut le faire avec nos petits moyens, nos concurrents devraient aussi y arriver.
Que pensez-vous d’un projet comme FrankenPhone, dont l’objectif est de remettre en circulation des Fairphone 2 composés de pièces issus d’anciens modèles inutilisables ?
Nous sommes très contents chez Fairphone de voir émerger ce genre d’initiative. C’est exactement dans la lignée de notre philosophie que d’allonger la durée de vie des téléphones. La société derrière le projet FrankenPhone, Commown, a eu une très bonne idée en se servant de plusieurs FairPhone 2 inexploitables pour en reconstruire un en état de marche. La modularité de nos téléphones prend tout son sens. Ils vont même un cran plus loin puisque le nouveau téléphone sera livré avec un nouveau système d’exploitation [/e/OS, la version “dégooglisée” d’Android 11, ndlr]. Nous sommes très attachés à la protection de la vie privée et sommes tout à fait partisans de l’idée de permettre à quiconque d’installer l’OS de son choix sur son smartphone.
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