Partager la publication "Almeria : la face cachée du potager de l’Europe"
Dès 6 h 30 du matin, alors qu’il fait encore nuit, une trentaine de silhouettes anonymes repérables à leurs gilets fluorescents se poste autour du rond-point à l’entrée de la commune andalouse de San Isidro de Níjar. En plein cœur de ces 30 000 hectares de serres agricoles qui valent à la province d’Almeria son surnom de “mer de plastique”, ces ouvriers aux allures de lucioles attendent patiemment qu’une fourgonnette s’arrête et les embauche à la journée pour une trentaine d’euros, voire moins.
Mahamadou est arrivé en Andalousie voici deux mois et parait déjà désabusé : “C’est vraiment dur, il n’y a pas beaucoup de travail. Ce mois-ci, je n’ai travaillé que deux jours.” Ce jeune Malien est entré en Europe par la porte des Canaries, après une longue traversée sur l’Océan atlantique à bord d’une pirogue partie de Dakhla, au Sahara occidental. Il découvre aujourd’hui la face sombre de l’eldorado européen tant fantasmé. “Je suis seul ici, je ne connais personne et je ne sais pas comment cela fonctionne.” Sans papiers, il est délicat pour lui de prétendre au salaire minimum légal de 58,20 euros par jour.
Ce reportage a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 33, paru en février 2021, toujours disponible sur notre boutique en ligne.
Quatre heures plus tard, résigné, le trentenaire rejoint à vélo le campement où il vit, à trois kilomètres de là. Planté au milieu d’un immense terrain vague, le cortijo Don Domingo a grossi de façon aussi organique que les dizaines de fournisseurs bio qui l’entourent. Sa population a quintuplé en quelques mois et compte aujourd’hui 2 000 personnes, selon une religieuse et deux bénévoles de l’ONG catholique Caritas, qui sillonnent les baraquements de tôles pour distribuer jouets et nécessaires de toilette aux mères de famille. Au fil du temps, ce bidonville a pris des allures de village, avec ses épiceries informelles et ses chatons éclopés, ses places où l’on trinque et palabre.
Quartier marocain d’un côté, ghanéen de l’autre ; partout, les mêmes conditions sanitaires déplorables. Seules cinq pompes à eau approvisionnent le cortijo. Les femmes poussent inlassablement des carrioles fatiguées transportant leurs réserves, quand les hommes cherchent du travail ou un peu de réconfort dans une bière bon marché. Le Covid-19 n’a pas aidé. Les inspections du travail censées mettre fin à cet “esclavage moderne” – comme l’a qualifié en mai 2020 la ministre espagnole du Travail – non plus. Quatre jeunes Ghanéens sirotant un thé le confirment : “Nous allons travailler l’après-midi. Le matin, il y a trop de contrôles.”
L’agriculture, locomotive de la région, représente 20 % de son PIB. Elle a sorti des milliers de familles de la misère, alimentant le mythe du “miracle d’Almeria”. Dans les années 70, les 3 000 heures d’ensoleillement annuel de la province attirent les ingénieurs agronomes. Le vent est un atout supplémentaire. Les premiers spécimens de serres agricoles seront ainsi chauffés et ventilés naturellement. Les nappes phréatiques sont à l’époque pleines et facilement accessibles.
La commune d’El Ejido incarne parfaitement ce boum économique. Elle est passée de 3 000 à 100 000 habitants en cinquante ans. Ici, tout le monde travaille de près ou de loin dans les serres, que ce soit dans les cultures ou l’industrie agroalimentaire, chez les semenciers, les coopératives, les grossistes, les fabricants de matériel agricole ou de fertilisants.
120 000 personnes sont employées par le secteur, dont 92 % issues de l’immigration. Plus d’un tiers n’aurait pas de papiers selon le SAT, le Syndicat andalou des travailleurs. Le miracle n’a rien de divin pour cette main-d’œuvre sous-payée, soumis à la bonne volonté des entreprises. Certaines falsifient les bulletins de salaire. Les agriculteurs ont un mois pour déclarer les journées de travail effectuées par leurs collaborateurs. Les moins scrupuleux peuvent donc mentionner moins de jours que ceux réellement effectués, pour de facto aboutir au salaire minimum règlementaire.
Ces arrangements avec la législation, Jose Garcia Cuevas les traque à longueur de journée, au volant de sa vieille Renault 205. Dans les bureaux du SAT, dont il est le porte-parole régional, son téléphone sonne de façon quasi ininterrompue. “Ce modèle agricole n’est pas conçu pour l’être humain ni pour le futur de l’humanité. C’est un modèle conçu pour les spéculateurs, donc ce modèle, il faut le changer”, prescrit-il. Ce discours militant motive les travailleurs, chaque année plus nombreux à poursuivre en justice leurs patrons. Le SAT en accompagne plus d’un millier par an. L’écrasante majorité obtient gain de cause… mais au bout de deux ans en moyenne. Les juridictions locales sont débordées.
Javier est l’un des rares agriculteurs à accepter d’entrouvrir les bâches de sa serre. Le sexagénaire a délaissé voici dix ans l’agriculture conventionnelle au profit du bio et s’apprête désormais à enclencher la vitesse supérieure grâce à la biodynamie. “Nous sommes de plus en plus nombreux”, assure-t-il. Dans ces 5 000 mètres carrés, il fait principalement pousser des poivrons.
Mais la culture reine ici, c’est la tomate, surtout en plein hiver. Des centaines de camions partent alors chaque jour pour approvisionner tous les étals des supermarchés d’Europe. Au printemps, pastèques, concombres et melons prennent le relai. L’été, le brulant soleil andalou transforme les serres en sauna. Les cultures sont alors laissées au repos. De nouveaux plants seront à nouveau semés à la veille de l’automne. Sur l’ensemble de l’année, trois millions de tonnes de fruits et légumes seront exportées, bio inclus.
Cette productivité record est le fruit de la technologie. On est aujourd’hui loin des cabanes artisanales d’antan. Un ingénieux système d’arrosage par goutte-à-goutte a permis de diviser par dix la consommation en eau. Le sol en argile est recouvert d’une fine couche de sable, pour maintenir le niveau idéal d’humidité sous la serre. Les bâches en plastique et les armatures métalliques qui les arriment solidement au sol sont de plus en plus sophistiquées. Les matériaux résistants et légers laissent passer la dose optimale de lumière. Les agriculteurs, tous regroupés dans d’immenses coopératives, sont conseillés par des ingénieurs et bénéficient régulièrement de formations pour assimiler les avancées de la science.
À la sortie, Javier pointe orgueilleusement une haie de plantes aromatiques survolée par des essaims d’insectes. “Ils s’abritent ici, en attendant de pouvoir se réintroduire dans la serre. Ce sont les prédateurs naturels des parasites qui s’attaquent aux cultures. Nous faisons un lâcher d’insectes et ils s’en chargent. Cela nous évite de faire un traitement et de nous intoxiquer.” C’est ce qu’on appelle le contrôle biologique, et selon lui, “c’est le véritable miracle qui a révolutionné l’agriculture d’Almeria.”
Selon ses défenseurs, cette “révolution verte” aurait entièrement détrôné le recours aux pesticides dans beaucoup de cultures. “Un mensonge !” s’emporte Matias Ruiz Antequera. Agriculteur intensif repenti, il insiste aujourd’hui pour être qualifié de paysan. “Une agriculture qui utilise entre 300 et 500 litres de pesticides et entre 3 000 et 5 000 kilos de nitrates et de phosphates, par hectare et chaque année, ne peut pas être qualifiée de verte, où que ce soit.” L’agriculture almérienne ne serait ni pire ni meilleure qu’ailleurs selon lui, mais tristement représentative du modèle agro-industriel prédominant qu’il voue aujourd’hui aux gémonies, lui préférant une permaculture “plus douce avec la Terre”.
Certains scientifiques, à l’instar du spécialiste en hydrologie Francisco Alcala, reconnaissent effectivement que “l’agriculture andalouse est de plus en plus déconnectée de l’environnement”. Mais pour ce dernier, c’est une condition nécessaire “pour augmenter la production et alimenter la population mondiale”. Il va jusqu’à assurer que “d’ici dix ans, les nouvelles technologies permettront de faire pousser des légumes en plein désert”. Alors que la moitié de la province d’Almeria est déjà désertifiée et l’autre en passe de le devenir, les cultures sont de plus en plus souvent arrosées grâce à des sources d’eau dites non conventionnelles. Réutilisation des eaux résiduelles urbaines, collecte des eaux de pluie, mais surtout désalinisation de l’eau de mer.
Là encore, Almeria table sur son principal atout, le soleil. Il devrait permettre à terme d’alimenter en énergie les usines de désalinisation. D’où l’attrait des chercheurs et professionnels du monde entier qui, à l’heure du réchauffement climatique, défilent dans les installations de la province. Ils les reproduisent ensuite chez eux, en Amérique du Sud, en Chine ou en Afrique. Cette domestication de la nature parfois effrayante séduit par son rendement au mètre carré, l’un des plus élevés de la planète. Elle génère pourtant autant de déchets que de productions agricoles. Trois millions de tonnes de bâches en plastique, emballages de produits phytosanitaires et autres résidus qui, balayés par les vents, atterrissent chaque année dans les sanctuaires de centaines d’espèces d’oiseaux protégées.
Respect de l’environnement ou productivité répondant au défi démographique ? Voilà les deux termes du dilemme. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que, d’ici à 2050, l’agriculture mondiale devra augmenter la production alimentaire de 70 % pour nourrir 2,3 milliards de personnes de plus. Un argument en faveur du modèle almérien, au grand désarroi des écologistes.
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