Partager la publication "Avec l’aide de la technologie, l’agriculture peut-elle être plus responsable ?"
Des imposants tracteurs connectés aux capteurs électroniques presque invisibles, le numérique s’invite de plus en plus dans les fermes et l’agriculture, sous diverses formes. Il offre différents services pour améliorer l’efficacité de l’utilisation des ressources. Et renforcer la résilience des exploitations (santé animale et du sol, protection de la biodiversité, collecte d’informations). Son usage peut aussi contribuer à la création de connaissances et à la gouvernance collective de ces ressources.
Une partie des agriculteurs voient toutefois d’un mauvais œil cette incursion croissante du numérique dans leurs champs. Le 9 février 2022, après la parution du volet agricole du plan de relance du gouvernement, la Direction départementale des territoires de la Drôme a été occupée par des collectifs d’agriculteurs. Ils contestaient les 3 axes énoncés dans le plan par l’ancien ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, pour l’avenir de l’agriculture : le numérique, la robotique et la génétique.
Si elle est souvent présentée comme une solution face aux enjeux environnementaux – par exemple pour réduire l’usage des intrants – “l’agriculture 4.0” pourrait aussi rendre le secteur tout autant voire plus polluant qu’auparavant.
Aux pollutions “classiques” engendrées par l’agriculture industrielle viendrait s’ajouter la contamination du numérique. Autrement dit, si celui-ci peut contribuer à réduire certaines pollutions agricoles comme celle des intrants, les outils utilisés pour le faire ne sont pas sans impact.
Les plus sceptiques perçoivent également le risque d’une perte d’autonomie des agriculteurs et la disparition de formes d’agriculture non productivistes. Dans un rapport de 2021, le bureau d’études Basic concluait que la logique dominante de la numérisation de l’agriculture demeurait la maximisation des rendements et l’industrialisation du secteur.
Après une première révolution engendrée par la mécanisation (dans les années 1950) puis une seconde fondée sur l’utilisation d’intrants chimiques (à partir des années 1960), le numérique semble incarner la troisième révolution agricole, largement soutenue par les pouvoirs publics.
L’OCDE incite par exemple les États à s’équiper en images satellitaires afin de “réduire le coût de surveillance de nombreuses activités agricoles. Les responsables de l’action publique pourraient ainsi opter pour des mesures plus ciblées en vertu desquelles les exploitants se verraient octroyer des versements (ou seraient sanctionnés) en fonction de résultats environnementaux observables”.
En France, le secteur public investit 1,1 milliard d’euros dans la recherche agricole en 2015. Et ses dépenses sont en hausse de 1,2 % en volume sur un an. Aucun chiffre ne ventile des distinctions entre la R&D liée à l’agriculture numérique et le reste de la R&D. Mais l’État est actif dans la constitution d’un écosystème en faveur de “l’agriculture numérique”. En témoigne la ferme digitale qui a remis un état des lieux et des besoins de l’écosystème au ministère de l’Agriculture en février 2022.
L’Institut de Convergence DigitAg, visant à rassembler les projets de recherche scientifique sur l’agriculture numérique, s’est vu doter d’une enveloppe de 9,9 millions d’euros sur huit ans. La chaîne YouTube de Public Sénat relaie d’ailleurs aussi des vidéos faisant la promotion du numérique en agriculture.
Tandis que les associations de défense de l’agriculture voient leurs subventions publiques conditionnées à l’engagement de “ne pas troubler l’ordre public” – des subventions ne sont pas reconduites en cas d’actions de leur part considérées portant atteinte à l’ordre public –, les start-up de l’AgTech fructifient sur des levées de fonds, avant d’être rachetées par de grands groupes ou de faire faillite alors même que de l’argent public y avait été investi. Nombre de celles gravitant autour de la robotique et de l’intelligence artificielle sont rachetées par le géant américain du machinisme agricole, John Deere. Un phénomène emblématique des enjeux que posent l’industrialisation et la numérisation de l’agriculture.
Après l’opposition d’agriculteurs au Digital Millennium Copyright Act, ce constructeur a en effet fait l’objet d’un combat législatif aux États-Unis. Cette loi lui confère l’exclusivité sur la réparation et la modification des logiciels que l’entreprise intègre aux tracteurs qu’elle vend. Ce qui force ses clients à passer par des réparateurs agréés… ou bien à pirater le logiciel. Aux États-Unis, la question de l’ouverture au droit à la réparation est maintenant conditionnée à la législation en vigueur dans chaque État fédéré.
Ce type de barrières restreint les capacités de résilience et d’autonomie des agriculteurs. Ils n’ont plus le droit officiel d’adapter ou réparer ces machines, même s’ils en ont les compétences. Le cas John Deere est le plus décrié à ce sujet. Et pour cause : en France, un tracteur roulant sur 5 serait un John Deere. Certaines associations comme l’Atelier paysan, essaient de contrer ce phénomène qui consiste à rendre l’autoréparation du matériel agricole impossible.
Bien que les pièces détachées et les services de réparation soient 3 à 6 fois plus rentables que les ventes d’équipements d’origine, John Deere affirme que sa démarche vise avant tout à sécuriser les utilisateurs des engins agricoles. Autrement dit, la tentative d’effectuer une réparation seul·e serait dangereux pour ceux qui sont amenés à conduire ultérieurement les machines.
Si l’usage du numérique suscite des résistances, c’est aussi parce qu’il est souvent associé à des innovations génétiques. Notamment dans le cadre de pratiques de sélection génétique (végétale et/ou animale) dont les modalités sont loin de faire consensus.
Pour être inscrite dans le catalogue officiel, et donc utilisée et vendue légalement à des fins commerciales et productives, une variété doit respecter les critères de “Distinction, Homogénéité, Stabilité”. Cela limite fortement la diversité génétique et la sélection par les agriculteurs. Plusieurs communautés paysannes – au niveau français le Réseau semences paysannes ou en Amérique latine la Via Campesina – demeurent attachées à des pratiques ancestrales qu’elles considèrent plus vertueuses et respectueuses de la biodiversité.
Certains estiment par ailleurs que l’usage du numérique pour les avancées génétiques est responsable de l’appropriation industrielle de ressources naturelles communes.
La multiplication des capteurs et des objets connectés questionne aussi la capacité de l’agriculture 4.0 à évoluer dans des systèmes de cultures diversifiés. Le recours aux semences paysannes, de variétés anciennes et de mélanges variétaux est pourtant recommandé par certaines associations pour mieux s’adapter aux changements climatiques et aux conditions locales. Seulement, la forte hétérogénéité de ces variétés (tailles, formes, besoins en intrants, et autres) les rend difficiles à cultiver à une échelle industrielle.
Les avancées génétiques vont au contraire dans le sens d’une logique d’uniformisation du vivant pour faciliter l’usage des nouveaux outils. Tout comme cela a été le cas lors de la mécanisation agricole, en adaptant le vivant aux outils plutôt que les outils au vivant.
Autre dimension controversée liée à la numérisation, la collecte de données qu’elle engendre. Grâce aux capteurs et aux ordinateurs embarqués, les logiciels enregistrent et transmettent une multitude de données. Comme l’humidité du sol, niveau d’azote et autres nutriments, placement des semences, des engrais et des pesticides mais aussi qualité et quantité de la récolte.
Plusieurs chercheurs évoquent le risque de la revente de ces données pour développer de nouvelles solutions à destination… des agriculteurs eux-mêmes. Dès 2011, John Deere a ainsi collecté et transmis à d’autres entreprises du secteur les données de production des agriculteurs utilisateurs de ses tracteurs connectés, et ce sans les avertir.
Mais certains agriculteurs sont aussi prêts à divulguer leurs informations à ces entreprises pour qu’elles améliorent les solutions qu’elles vendent. Le 4e constructeur mondial de tracteurs AGCO Corp., qui fabrique les machines Challenger et Massey Ferguson, refusait initialement de divulguer les données de production de ses clients à un tiers. Certains agriculteurs réclamant plus de services liés aux données, cette politique a été modifiée.
À l’échelle sociétale, l’alliance des géants de l’agrochimie et du numérique laisse présager le danger d’une dépendance grandissante de notre alimentation envers les multinationales. La captation et l’usage de données agricoles rendent l’agriculture plus vulnérable. Cyberattaques et prédictions de récoltes par territoire constituent des menaces pour la sécurité alimentaire. Or des faiblesses importantes ont été identifiées dans le logiciel de John Deere et les systèmes CNH Industrial de New Holland.
Une agriculture 4.0 aux mains des multinationales fait courir de grands risques au secteur agricole et aux agriculteurs, mais tout n’est pas à jeter dans les outils numériques.
Certains ont peut-être un réel potentiel pour soutenir le développement d’une agriculture résiliente et autonome. À travers leur instantanéité et leur simplicité d’accès, ils peuvent augmenter le partage de connaissances et contribuer à la conservation du savoir paysan. Via les réseaux sociaux, les agriculteurs échangent conseils, retours d’expériences, savoirs liés aux pratiques culturales…
La mise à disposition des données à travers des processus libres, transparents et consentis peut aboutir à la construction de réseaux collaboratifs. Et améliorer l’accessibilité des agriculteurs aux technologies. Ces initiatives sont cependant limitées par les craintes légitimes des agriculteurs de se voir déposséder de leurs données et de leurs savoirs.
La création des connaissances et des outils numériques par, avec et pour les agriculteurs apparaît indispensable. Certaines initiatives, comme le pôle InPACT, une plate-forme associative issue du rapprochement de réseaux associatifs agricoles, proposent la construction d’une souveraineté technologique des paysans. Comment ? Grâce à l’intégration active des agriculteurs aux processus d’innovation et de création. L’objectif est de construire des outils à la fois mieux adaptés, mais aussi intensifs en savoir-faire et en connaissances. Et qui ne dépossèdent pas les agriculteurs de leur expertise.
À propos des auteurs :
Ysé Commandré. Doctorante en sciences de gestion, Institut Convergences Agriculture Numérique, Université de Montpellier.
George Aboueldahab. Doctorant, Université de Montpellier.
Romane Guillot. Doctorante, Université de Montpellier.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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