Partager la publication "“Ce qui freine en partie la réindustrialisation de la France, c’est une pénurie de compétences”"
La réindustrialisation de la France est un enjeu majeur depuis une dizaine d’années mais encore plus dans le contexte économique actuel. Il est plus que jamais nécessaire de renforcer l’autonomie nationale et de créer des emplois durables sur le territoire. Selon les données de l’Insee, l’industrie française a connu une légère reprise ces dernières années, avec une croissance de 1,1 % entre le quatrième trimestre 2022 et la même période en 2023. Cette dynamique positive s’inscrit dans un effort de reconquête industrielle, visant à inverser la tendance de désindustrialisation observée depuis les années 1980.
En quarante ans, la part de l’industrie dans le PIB français a chuté de près de 10 points, passant de 28 % en 1980 à 10 % en 2020. Une réindustrialisation nécessaire qui doit aller de pair avec la transition écologique engagée pour faire face à l’urgence climatique. Cela passe notamment par le plan “France 2030”, doté d’une enveloppe de 30 milliards d’euros, qui vient soutenir l’innovation dans des secteurs clés comme les technologies vertes, l’énergie, la santé et le numérique. Pour mieux comprendre les enjeux, à l’occasion du salon Talents for the Planet, WE DEMAIN a interrogé Gwénaël Guillemot, expert en économie industrielle et directeur de l’Institut de la réindustrialisation.
WE DEMAIN : Où en est la France dans son processus de réindustrialisation ?
Gwénaël Guillemot : Depuis 2010-2011, il y a eu les premiers soubresauts, plutôt au niveau gouvernemental, afin d’engager un plan de réindustrialisation de la France. À l’époque, Arnaud Montebourg, qui était ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, a initié un premier élan de relocalisation. Cela n’a pas forcément porté ses fruits mais c’était un premier jalon. Cela a permis de recréer une certaine culture de l’industrie en France.
On a commencé à voir les premiers effets de ce mouvement en 2017-2018. C’est à ce moment qu’on a retrouvé un solde positif de création d’entreprises. Le Covid a mis cela en pause quelque temps mais là, ça repart. C’est notamment parce qu’il y a beaucoup d’aides publiques mais aussi une conscience nouvelle de la place de l’industrie.
Comment se situe-t-on au niveau mondial ?
C’est plus compliqué. Si on regarde à l’international, on a l’impression que la France stagne si on la compare aux trois monstres que sont la Chine, les États-Unis et l’Inde. On a beaucoup reculé ces dernières décennies. On n’a plus du tout la même puissance qu’auparavant. Il y a un-deux siècles, l’Europe était le cœur industriel du monde. Aujourd’hui, on n’est plus du tout dans le même périmètre. L’Europe est devenue microscopique par rapport à ces pays-là.
Donc il ne faut pas forcément espérer ou viser à redevenir une industrie dominante. En revanche, nous avons une carte à jouer dans l’industrie de pointe de certains secteurs bien choisis.
“Nous avons une carte à jouer dans l’industrie de pointe de certains secteurs bien choisis”
Gwénaël Guillemot.
Comment la France peut-elle répondre aux défis environnementaux tout en assurant sa souveraineté économique et technologique ?
La transition écologique est au cœur des réflexions industrielles pour différentes raisons. Déjà, en termes d’image de marque. Désormais, avoir une entreprise, surtout si elle est médiatiquement connue ou connue du grand public, et si elle déverse des produits nocifs dans le ruisseau d’à côté, comme ça a été le cas il n’y a encore pas si longtemps, c’est très mauvais pour son image. Les entreprises sont de plus en plus soucieuses de cela. Il faut ajouter aussi qu’en termes de réglementation, de contraintes, cela se durcit. Cela amène à ce que la réindustrialisation passe par le numérique et par la transition écologique, notamment énergétique. La vraie difficulté qu’on a, c’est comment transformer les anciennes usines en nouvelles usines plus décarbonées, plus propres.
Pour les jeunes entreprises, les start-up, désormais si on veut obtenir des subventions publiques ou de Bpifrance par exemple, il y aura forcément un critère de développement durable ou un critère de transition écologique. Il faut être vertueux. La difficulté, effectivement, c’est de transformer notre industrie. Après, il faut réaliser que l’âge moyen d’une usine a fortement baissé ces derniers temps. Tout simplement parce que la décroissance des entreprises industrielles en France n’était pas liée à la délocalisation mais à l’obsolescence de nos moyens de production. Il reste certes des usines à transformer mais, par exemple, il n’y a plus beaucoup de hauts fourneaux dans l’Hexagone…
Finalement, la transition écologique, c’est un atout pour la réindustrialisation ?
Oui, mais nous sommes loin d’être les seuls dans ce domaine. Quand on regarde les investissements aux États-Unis et en Chine, une partie est aussi vertueuse, voire peut-être plus vertueuse pour certains, que nos investissements en France. Il y a des éco-parcs avec zéro émission de carbone qui naissent en Chine. On va voir aussi apparaître bientôt là-bas les premiers complexes industriels dotés de petits modules nucléaires. C’est vertueux en termes d’environnement mais c’est aussi une question de survie quand on voit leur niveau de pollution de l’air, de l’eau… C’est quelque chose de vital aussi pour eux.
Le gros problème actuellement en France, c’est la pénurie de main-d’œuvre et de personnes formées…
S’il n’y avait que l’industrie qui était en déficit, il faudrait que les industriels fassent en sorte d’attirer les compétences, d’attirer les jeunes vers leurs métiers. C’est ce que font pas mal de branches professionnelles. Elles essayent d’attirer le plus de compétences possible. Mais si ce n’était restreint qu’à l’industrie, ça irait encore. Le problème est qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, comme la santé par exemple. Dans la restauration, le tourisme aussi on manque de bras.
Ce qui freine en partie la réindustrialisation, c’est cette problématique des compétences. Il y a une pénurie de techniciens, d’ingénieurs, etc. En France aujourd’hui, il existe 220 écoles d’ingénieurs qui forment 42 000 ingénieurs par an. Il en faudrait entre 45 et 50000 chaque année pour répondre aux besoins. Le déficit va se creuser au fil du temps. À l’heure actuelle, il n’y a pas d’autre solution que celle, très politisée, de l’ouverture sur le monde. De faire venir de la main-d’œuvre étrangère.
C’est déjà le cas aujourd’hui : quand on regarde les formations d’ingénieurs, parmi les doctorants ou ceux en master spécialisé, beaucoup sont des gens qui viennent de l’étranger. Sans cet apport de matière grise, sans ces personnes bien formées, l y a beaucoup d’entreprises qui ne seraient peut-être pas à l’arrêt mais qui seraient certainement en stagnation. Ça, c’est la réalité à l’heure actuelle.
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