À compter du 1er janvier 2024, les collectivités territoriales sont dans l’obligation de fournir une solution de tri et de valorisation (par compostage ou méthanisation) à leurs populations. À en croire certains titres de presse, la mise en place du compostage relèverait de l’innovation. Pourtant, ce processus est tout sauf récent, comme le rappelle Émile Zola dans son roman La Terre, qui, dans une scène où Jean Macquart, ouvrier agricole, réalise son compost à partir des “ordures du pays entier”, conclut que “tout ce qui vient de la terre est bon à renvoyer à la terre”.
Malgré la longue histoire du compostage, la loi du 1er janvier 2024 est toutefois loin de signer un retour à des traditions agricoles ancestrales. En effet, depuis le XIXe siècle, la pratique du compostage en France a connu un drôle de destin au gré de la gestion des déchets ménagers, des guerres, des chocs pétroliers et de la crise climatique.
Au XIXe siècle en France, les pratiques de compostage répondent à une préoccupation centrale : comment nourrir des populations urbaines qui ne cessent de croître ? On doit à la chercheuse Sabine Barles d’avoir mis en lumière les fortes relations qu’entretiennent la ville de Paris et sa campagne, que l’auteure désigne par l’expression de “métabolisme urbain”.
Tout au long du XIXe siècle, la capitale est nourrie grâce aux excédents alimentaires produits dans les campagnes environnantes, tandis que les restes urbains sont acheminés vers les zones agricoles afin de servir de fertilisants dans un contexte de « chasse à l’engrais », le fumier étant jugé insuffisant pour fertiliser les sols. Ces restes, loin de se limiter aux déchets alimentaires visés par la loi du 1er janvier 2024, rassemblent de multiples matières organiques – boues de rue, excréments ou encore carcasses d’animaux provenant des abattoirs parisiens.
Les politiques d’aménagement haussmanniennes de la fin du XIXe siècle conduisent à de profondes transformations de ce métabolisme urbain. L’arrêté d’Eugène Poubelle de 1883, par exemple, oblige les propriétaires à fournir à leurs locataires un récipient muni d’un couvercle. Cet arrêté, qui ne va pas sans résistance de la part de la population et des chiffonniers, s’inscrit plus généralement dans un mouvement de transformation de la ville qui conduit à l’”invention des déchets urbains” : les matières auparavant réutilisées sont de plus en plus dépréciées au profit de matériaux chimiques, les transformations morphologiques des villes éloignent les zones agricoles et rendent plus difficile le transport des matières organiques vers les campagnes.
Malgré ces évolutions notables, le XXe siècle reste marqué par de profondes ambivalences en matière de compostage. D’un côté, certains épisodes historiques ravivent la demande rurale en engrais organiques : pendant la Seconde Guerre mondiale, une forte pénurie en engrais chimiques et en fumier favorise l’utilisation des restes organiques en agriculture. D’un autre côté, les engrais chimiques deviennent prédominants dans l’agriculture à partir de 1945, tandis que le recours à l’incinération des déchets ménagers s’impose progressivement au cours du XXe siècle, et de manière décisive après les années 1970 : les chocs pétroliers érigent l’incinération – et sa production de chaleur – comme la solution technique à privilégier.
À partir des années 1990, et encore plus des années 2000, le compostage revient au goût du jour sous une forme inédite, celle du compostage dit « de proximité ». Réalisé par des bénévoles à proximité de leur domicile, généralement dans des parcs et/ou jardins, le compostage de proximité est présenté comme un moyen de gérer écologiquement les restes alimentaires domestiques – seuls déchets concernés désormais – mais aussi de créer du lien social dans un quartier.
Loin de la chasse à l’engrais qui caractérise les époques précédentes, le compostage de proximité est investi par celles et ceux qui le pratiquent comme une modalité de lutte contre la surproduction de déchets, parfois qualifiée d’aberration – incinérer les déchets organiques reviendrait ainsi à « brûler de l’eau ». Il faut dire que les préoccupations du début du XXIe siècle diffèrent nettement de celles du XIXe siècle. C’est dans un contexte de crise climatique que se déploie le compostage de proximité, généralement porté par une population urbaine diplômée issue des classes moyennes et supérieures, qui cherche à verdir son mode de vie.
Le compostage de proximité, loin d’être un phénomène d’ampleur, est donc une pratique située socialement. Pour autant, plusieurs sociologues mettent en avant le caractère subversif du compostage domestique ou de proximité par opposition au recyclage du plastique qui favorise in fine la perpétuation d’un modèle productiviste et capitaliste. Gérer soi-même ses déchets, prendre conscience de leur volume, observer leur décomposition crée une rupture avec le système centralisé de gestion des déchets, et son incitation à se défaire de la responsabilité de leur gestion une fois les déchets déposés à la poubelle.
Au cours des années 2010, les pouvoirs publics se saisissent de la question des déchets organiques et rendent obligatoires pour les « gros producteurs » (à partir de 5 tonnes par an) le tri et la valorisation des déchets organiques. Ces obligations règlementaires croissantes favorisent l’émergence de petites entreprises spécialisées dans la collecte et le compostage des déchets alimentaires à l’échelle locale, telles que les Détritivores à Bordeaux. Les services de ces entreprises, dans un premier temps dédiés aux commerces alimentaires, ont été étendus aux habitations dans certaines métropoles.
On assiste ainsi à une modification en profondeur du modèle économique du compostage. Auparavant bénévole, autogéré et (presque) gratuit, le compostage devient une activité professionnelle, marchande et industrielle. Déployés par desex-cadres du secteur privé, les services de collecte et de compostage des déchets organiques réinstaurent un système où la gestion des déchets est déléguée à des industries spécialisées, dont l’ambition est de traiter une bonne partie des 40 millions de tonnes de déchets organiques produites par an en France.
Plus ou moins subversives, les pratiques contemporaines de compostages domestiques et professionnelles ont en commun d’être avant tout une réponse à la surproduction de déchets alimentaires, bien loin du retour à des relations complémentaires entre ville et campagnes que suggère le concept d’ “économie circulaire”. Les nouvelles entreprises spécialisées mettent cependant en avant leur volonté de produire un compost à même de nourrir les sols agricoles. Pourtant, l’enquête que j’ai menée auprès de plusieurs de ces entreprises permet de souligner la difficulté que ces dernières ont à développer une véritable filière pour ce fertilisant agricole. Dans l’entreprise nantaise de collecte et de compostage étudiée, la vente de compost représente un chiffre d’affaires de 900 euros en 2020, soit… 2 % du chiffre d’affaires, les 98 % restants provenant de la vente des services de collecte.
Alors qu’une salariée avait été recrutée pour développer la vente de compost en 2019, cette mission passe finalement au second plan au vu des faibles ressources économiques que cela apporte à l’entreprise. Les entreprises sont alors financées avant tout en tant pour leur activité de gestion des déchets, tout comme les politiques d’économie circulaire sont elles aussi pensées en premier lieu comme un moyen de prendre en charge des quantités considérables de déchets. Tous ces éléments mettent en lumière à quel point la chasse à l’engrais du XIXe siècle a laissé place à une chasse au déchet, dont la production démesurée est au cœur des préoccupations contemporaines.
La loi du 1er janvier 2024 suscite un fort enthousiasme dans le monde du compostage, aussi bien du côté de celles et ceux qui pratiquent le compostage partagé que des entreprises de collecte. Le relatif flou de l’obligation règlementaire qui s’applique désormais aux collectivités laisse présager une grande diversité de mises en pratique. Tandis que dans les zones rurales, on peut s’attendre à ce que le compostage domestique soit privilégié, les collectivités urbaines insistent sur la nécessité de proposer un “panel de solutions” à leurs populations, cumulant ainsi compostage de proximité et systèmes de collecte, ces derniers pouvant être gérés directement par la collectivité ou délégués à des prestataires.
L’enthousiasme que suscite la généralisation du tri et de la valorisation des déchets organiques ne doit pas faire oublier que, si toutes ces solutions de compostage ne sont pas aussi subversives les unes que les autres, la question du retour au sol du compost est la grande oubliée de ces politiques publiques, tant c’est la surproduction de déchets qui est au cœur de nos préoccupations.
À propos de l’autrice : Maud Hetzel. ATER (Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche) en sociologie, Centre Georg Simmel, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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