Partager la publication "Droit de l’environnement : “Il faut mettre les États et les entreprises face à leurs responsabilités”"
Charlotte Pasquier, Française de 32 ans vivant en Belgique, nous a épatées par son parcours et sa passion. Juriste pour l’ONG ClientEarth depuis déjà plusieurs années et spécialiste de la protection des forêts, elle a l’éloquence d’une grande avocate et la ferveur d’une activiste. Elle a réussi à nous transporter dans son univers complexe, le droit de l’environnement, et nous a donné envie d’en connaître davantage sur ce domaine. Sa rencontre à Bruxelles était notre toute dernière interview, et nous a permis de clore ce projet en beauté.
Changearth Project est une série de portraits de jeunes engagés pour la transition écologique, partout en Europe. Co-créé par deux étudiantes, Astrid et Carla, ce projet vise à mettre en lumière ces jeunes qui se mobilisent en faveur du climat et de la biodiversité, et à inspirer les autres à faire de même. Tout au long de l’été, WE DEMAIN va publier une fois par semaine l’un de ces portraits engagés.
Charlotte est originaire de Lyon. Elle a fait des études de droit à Lille, Amsterdam et Paris, avant de s’installer à Bruxelles. Elle s’est spécialisée dans le droit européen, car elle voulait étudier un droit moderne, qui évolue rapidement et permet d’apprendre en continu. Après un premier boulot en tant que juriste dans un cabinet de lobbying, puis un autre en tant qu’avocate, où elle travaillait notamment sur les questions énergétiques, elle a démarré un nouveau job chez ClientEarth, en tant que juriste en droit de l’environnement, spécialisée dans les forêts. “Je voulais une approche pragmatique, cadrée et de long terme des problématiques environnementales”, nous raconte Charlotte.
Le droit et les problématiques environnementales, une vocation
Parmi les œuvres qui l’ont marquée et inspirée à se tourner vers le droit de l’environnement, il y a le film Erin Brockovich, seule contre tous avec Julia Roberts, qu’elle a découvert alors qu’elle n’avait que douze ans.
“Il raconte une affaire de pollution des sols d’une usine à Hinkley aux Etats-Unis, révélée dans les années 1990. Les nappes phréatiques étaient remplies de chrome, ce qui a provoqué de nombreuses maladies et la mort de populations défavorisées. Pendant longtemps, cette histoire est restée dans l’ombre, jusqu’à ce qu’un petit cabinet tombe sur cette affaire par hasard, car l’entreprise souhaitait racheter un terrain. Ils ont réussi à obtenir de vraies sanctions en utilisant le droit foncier, alors que cela aurait été impossible avec le droit de l’environnement !” Sa volonté de travailler dans ce domaine a ensuite été renforcée par son premier job en France.
De juriste à l’aéroport d’Orly…
Avant d’arriver à Bruxelles, Charlotte travaillait pour l’aéroport d’Orly. Elle y exerçait le rôle de juriste en environnement et droit public. La jeune femme était en charge de l’ensemble des contrats pour les déchets dangereux, y compris ceux qui risquent de contaminer les nappes phréatiques. Cette expérience dans un secteur particulièrement polluant a représenté un vrai challenge, d’autant plus que l’aéroport d’Orly produit à lui seul autant de déchets que la ville de Nantes.
Cela lui a aussi appris à contrebalancer sa vision très radicale. Elle a dû prendre en compte les aspects sociaux et économiques, puisque l’aéroport d’Orly représente plus de 150 000 travailleurs. “Professionnellement, j’adore mettre les mains dans le cambouis, résoudre un problème qui semble perdu d’avance. Ici, c’était la protection de l’environnement dans un aéroport.”
… à avocate pour la planète chez ClientEarth
Trois ans plus tard, elle décide de quitter le monde des cabinets d’avocats qu’elle trouvait trop répétitif. “Je voulais découvrir une approche plus créative du droit et la manière dont on peut l’utiliser d’une façon pour laquelle il n’a pas été pensé. Je voulais aussi un job plus ancré dans la protection de l’environnement.” Aujourd’hui, cela fait plus de deux ans qu’elle travaille pour ClientEarth, une ONG spécialisée dans le droit de l’environnement.
Cette dernière est divisée en différents programmes : la protection des océans, des forêts, la biodiversité, les produits chimiques et le plastique, le secteur de l’énergie, etc. Elle compte presque 200 employés, dont une majorité d’avocats et de juristes. Mais aussi des profils dans la communication, la stratégie, la politique ou la levée de fonds. ClientEarth possède des bureaux dans six pays européens, ainsi qu’en Chine et aux Etats-Unis.
Sa spécialité : la protection des forêts
Charlotte fait partie du programme forêt, qui compte une vingtaine de personnes. “Je ne fais pas que du droit forestier, mais toutes les actions que j’entreprends ont pour finalité la lutte contre la déforestation.” Elle utilise le droit européen – notamment le règlement “bois” de l’UE – et le droit des pays concernés pour s’attaquer à ce problème majeur.
Il est rare d’obtenir autre chose que des sanctions administratives ou de légères pénalités financières contre les responsables de la déforestation. Or, pour les entreprises, ces sanctions représentent souvent une moindre perte par rapport à une modification profonde de leur fonctionnement interne. Mais, si le droit de l’environnement est un moyen de tenir les entreprises responsables de la destruction de la nature et du climat, ce n’est pas le seul. Le droit des sociétés, le droit financier et les droits de l’homme sont en effet de plus en plus utilisés pour obtenir justice et obliger les entreprises à assumer la responsabilité de leurs émissions de GES et autres impacts sur l’environnement.
“J’essaie d’être créative et de chercher d’autres manières de faire comprendre aux organisations que le droit de l’environnement est lui aussi sérieux. 5 000 euros d’amende, ça ne fait peur à personne. C’est en les poursuivant en justice sur d’autres terrains, en utilisant le droit classique, qu’on arrive à les faire réagir.”
Mettre les États et les entreprises face à leurs responsabilités
La jeune juriste peut par exemple avoir recours au droit de la consommation. Prenons une entreprise d’ameublement qui utilise du pin provenant de Roumanie pour ses meubles. Si jamais elle mentionne une autre origine sur l’étiquette, ClientEarth (ou une association de consommateurs) peut l’attaquer en justice pour tromperie du consommateur. Les sanctions sont alors plus fortes que si l’ONG n’avait utilisé que le droit de l’environnement. “Le but, c’est de trouver des solutions qui ont de vraies conséquences, et de mettre les États comme les entreprises face à leurs responsabilités.” Pour mieux comprendre la manière dont une entreprise peut dissimuler des pratiques illégales, Charlotte nous encourage à visionner le documentaire “Razzia sur le bois” de Cash Investigation.
Un autre bon exemple est celui de l’huile de palme, puisque le secteur agroalimentaire est le principal responsable de la déforestation. Les juristes vont par exemple s’intéresser à la chaîne d’approvisionnement des entreprises qui en utilisent dans leurs produits. Si l’huile de palme provient du Brésil, ils peuvent s’interroger sur l’existence de lois nationales sur la manière de couper les palmiers ou sur la déforestation illégale. Si cela ne suffit pas, il s’agira de vérifier si l’entreprise diffuse des publicités mensongères: elle n’a notamment pas le droit d’indiquer que l’huile de palme est bonne pour la santé alors que c’est faux. Ainsi, ClientEarth choisit la meilleure option pour poursuivre les responsables de la déforestation, selon la situation, les preuves disponibles et les juridictions compétentes.
Clean Air Zones à Londres, forêts primaires en Pologne… les victoires existent
Parmi les victoires de ClientEarth, Charlotte a été marquée par celle qui a fait connaître l’ONG. Une équipe dédiée a poursuivi le gouvernement britannique en justice à trois reprises pour des niveaux illégaux de pollution atmosphérique. Le gouvernement et les autorités locales ont alors du prendre des mesures immédiates.
ClientEarth a également attaqué l’État polonais devant la cour de justice de l’Union européenne. Pour cause, certains opérateurs coupaient du bois dans la forêt de Bialowieza, un site protégé par l’UNESCO. “Contrairement à ce que l’on croit, il n’y a jamais eu autant de déforestation dans le monde qu’aujourd’hui. Nous sommes en train de perdre les dernières forêts primaires, alors même qu’on s’aperçoit que c’est tout l’écosystème autour des arbres qui sert de puit de carbone et permet d’absorber du CO2. La forêt de Bialowieza est une des rares forêts primaires qui existe encore en Europe et elle représente un écosystème et une biodiversité exceptionnels.”
Mais les choses avancent. Tout récemment, l’ONG a gagné un procès contre le gouvernement britannique concernant sa stratégie “net zéro”.
Lutter contre le greenwashing en s’appuyant sur le droit de l’environnement
ClientEarth lutte également contre le greenwashing exercé par les entreprises. L’Ademe qualifie ainsi de greenwashing “tout message publicitaire pouvant induire le public en erreur sur la qualité écologique réelle d’un produit ou d’un service ou sur la réalité de la démarche développement durable d’une organisation.” L’organisation contribue ainsi à intenter une action en justice contre TotalEnergies en France pour cause de greenwashing. Elle soutient aussi une plainte envers la compagnie aérienne KLM pour contester ses allégations trompeuses quant à son impact environnemental.
Les moyens de soutenir ClientEarth et ses actions sont nombreux: rendez-vous sur leur site internet pour en savoir plus.