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Éco-anxiété : une étude auprès de 1 000 personnes révèle l’impact psychologique de la crise climatique

Canicule en Amérique du Nord et certaines parties de l’Asie, inondations au Nigeria et au Brésil, typhon aux Philippines… Les catastrophes climatiques se sont encore multipliées cet été, alors que six des neuf limites planétaires de la Terre ont été franchies. En tant que spécialiste de la santé mentale, je m’inquiète pour les personnes qui ne se sentent pas concernées par l’état de l’environnement en ce moment.

Les recherches Google concernant les termes « éco-anxiété » et « anxiété climatique » ont augmenté de 4 590 % entre 2018 et 2023. Qu’est-ce que l’expérience de cet état signifie, qui est concerné ? Cela peut-il contribuer à catalyser l’action climatique ? Autant de questions que j’ai étudiées ces dernières années dans le cadre de mon travail à la tête du Climate Cares Centre à l’Imperial College de Londres.

Une myriade de définitions

Qu’est-ce que l’« éco-anxiété » ? Le terme fait référence, de façon assez large, à la détresse que l’on ressent face à la destruction de l’environnement et à ses conséquences pour la vie humaine et non humaine. L’ »anxiété climatique » concerne cette détresse lorsqu’elle est en lien avec le changement climatique.

L’éco-anxiété a été documentée pour la première fois en 2007. Depuis, il y a eu une explosion d’articles à ce sujet, à la fois parmi les publications scientifiques et dans les médias grand public. Il en a découlé une prolifération d’échelles, de définitions et d’autres termes connexes, comme « anxiété climatique » ou « chagrin écologique » (ecological grief en anglais).

Mesurer les symptômes liés au changement climatique

Parmi les outils validés pour mesurer l’éco-anxiété, il existe désormais des échelles d’« inquiétude climatique », d’« anxiété climatique » et de « détresse climatique », qui mesurent toute une série de symptômes cognitifs, comportementaux, affectifs et fonctionnels. Beaucoup ont été créés et principalement testés dans les pays du Nord.

Dans la littérature académique, l’éco-anxiété a été définie de façon multiple et souvent variable : parfois comme « une peur chronique de la catastrophe environnementale », comme « une inquiétude sévère et débilitante liée à un environnement naturel changeant et incertain », ou encore comme « diverses émotions et états mentaux difficiles découlant des conditions environnementales et de la connaissance de celles-ci ».

Dans la pratique, de nombreuses personnes utilisent le mot pour décrire toute une série d’états émotionnels autres que l’anxiété, notamment le chagrin, la colère ou la culpabilité, ou encore le sentiment d’accablement, d’impuissance et de désespoir.

Des craintes plus vives dans les pays les plus touchés

Des réactions émotionnelles aussi fortes face à la destruction écologique sont compréhensibles et peut-être même appropriées, mais elles ne sont pas universelles.

Lorsqu’on voit les dirigeants des entreprises d’énergies fossiles amoindrir leurs engagements en faveur du climat alors que leurs profits s’envolent, on est en droit de penser que la préoccupation de créer un avenir vivable pour l’humanité est la dernière chose qui préoccupe les dirigeants de nombreuses industries et de nombreux gouvernements.

D’autres personnes ont fait valoir que lorsqu’on vit au jour le jour, comme c’est le cas pour beaucoup avec la crise du coût de la vie, on n’a pas le temps de s’inquiéter de l’augmentation des températures mondiales, ou même que l’éco-anxiété ne s’appliquerait qu’aux enfants trop inquiets qui ont la vie plus facile aujourd’hui qu’à l’époque des guerres mondiales ou de la guerre froide.

Ont-ils raison ? L’« éco-anxiété » et l’« anxiété climatique » sont-elles l’apanage d’une jeunesse choyée qui, comme le diraient les rabat-joie, aurait besoin de se ressaisir ?

À l’écoute de 1 000 personnes éco-anxieuses

Connecting Climate Minds, CC BY

Je peux affirmer avec certitude que cela ne correspond pas à l’expérience que j’ai eue en écoutant de nombreux récits de personnes vivant déjà avec les conséquences des crises climatiques et environnementales. Au cours des deux dernières années, j’ai eu le privilège d’entendre 1 000 personnes situées dans 90 pays dans le cadre de Connecting Climate Minds, une initiative mondiale financée par Wellcome et visant à établir un programme de recherche et d’action harmonisé dans le domaine du changement climatique et de la santé mentale.

Parmi ces personnes figuraient des jeunes, des communautés autochtones, des petits exploitants agricoles et des pêcheurs, ainsi que des chercheurs, des décideurs politiques, des responsables de la société civile, des professionnels de la santé et des personnes impliquées dans l’action en faveur du climat.

Pour beaucoup, si ce n’est la plupart des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus, la crise climatique est une réalité quotidienne qui alimente les inquiétudes quant à l’avenir.

De vraies préoccupations chez les jeunes

Les statistiques le confirment. Dans les données que nous avons recueillies auprès de près de 3 000 jeunes aux États-Unis, ceux qui déclarent avoir une expérience directe du changement climatique ont des scores d’éco-anxiété plus élevés – même si, bien sûr, il est difficile de démêler la logique de cause à effet de cette déclaration. Dans les données mondiales, cependant, la peur de l’avenir semble plus élevée dans les pays déjà plus touchés par le changement climatique. Par exemple, 84 % sur 1 000 jeunes interrogés aux Philippines en 2021 étaient très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique, contre 58 % en France. C’est également le cas dans les groupes qui supportent déjà les coûts les plus élevés et/ou qui ont des liens étroits avec la terre, notamment les communautés autochtones et la jeune génération qui hérite de la crise.

Ces groupes sont confrontés à la plus grande injustice et pourtant, ce sont ceux qui ont le moins de pouvoir pour faire changer les choses. Selon les termes d’un jeune participant aux dialogues Connecting Climate Minds, en conséquence de l’intensification des catastrophes climatiques :

« L’avenir n’est pas brillant, il est noir, plutôt que brillant »

Tandis qu’un participant au dialogue Connecting Climate Minds Amérique latine et Caraïbes a rapporté qu’une jeune fille leur avait dit qu’elle voulait :

« abandonner l’école de médecine parce qu’elle allait faire vivre les gens plus longtemps alors que la planète allait souffrir ».

Des symptômes très variables selon le contexte

Les descriptions des symptômes de santé mentale et de bien-être liés au changement climatique varient considérablement d’un contexte à l’autre. En fonction de leur familiarité avec les différentes terminologies, les personnes concernées ne les décriront pas forcément par le terme « éco-anxiété ». Les personnes touchées par des facteurs de stress liés au climat ont par exemple parlé de manque de sommeil, de maux de tête, de sentiments dépressifs et même de suicide, avec des variations dans l’utilisation du terme « éco-anxiété », bien que la plupart des régions l’aient trouvé important.

La détresse ressentie par toutes ces personnes, dans toutes les cultures et tous les contextes, est-elle vraiment de l’« éco-anxiété » ? Est-il utile de l’appeler ainsi ?

Comme c’est le cas pour de nombreuses étiquettes, certains de nos interlocuteurs trouvent extrêmement utile de disposer d’un terme pour décrire et valider leur expérience. Par exemple, Jennifer Uchendu, fondatrice de Sustyvibes, un groupe de jeunes pour l’action climatique au Nigeria et au Ghana, a déclaré que « le fait d’avoir un nom pour ces émotions fortes a été très puissant pour moi et pour de nombreux jeunes avec lesquels je travaille en Afrique, nous avons toujours su que l’état de la planète avait un impact psychologique mais nous avons souvent eu du mal à décrire nos sentiments ».

Certains de nos interlocuteurs ont jugé utile de disposer d’un terme pour décrire et valider leur expérience. Par exemple, Jennifer Uchendu, fondatrice de Sustyvibes, un groupe de jeunes pour l’action climatique au Nigeria et au Ghana, a déclaré :

« le fait d’avoir un nom pour ces émotions fortes a été très puissant pour moi et pour de nombreux jeunes avec lesquels je travaille en Afrique. Nous avons toujours su que l’état de la planète avait un impact psychologique, mais nous avons souvent eu du mal à décrire nos sentiments ».

Trauma collectif et expériences individuelles

Toutefois, certains redoutent que le terme « éco-anxiété » ne soit utilisé pour individualiser – et pathologiser – un problème qui trouve ses racines non pas au niveau individuel, mais plus largement dans la société. Alors qu’il s’agit d’un traumatisme collectif et d’une réponse à ce qui est perçu comme une menace existentielle.

Ce terme, basé sur le mot « anxiété », risque également de masquer la diversité et les nuances des réponses émotionnelles et psychologiques à la crise climatique. Il risque également d’occulter ce que ressentent les communautés où le changement climatique est non seulement vu comme une prolongation du colonialisme, mais aussi comme une exacerbation de ses injustices.

Par exemple, les premières recherches suggèrent qu’un terme apparenté à l’éco-anxiété, la solastalgie, qui fait référence à la détresse ressentie en relation avec le déclin environnemental dans son propre environnement, sorte de mal du pays ressenti alors que l’on est encore chez soi, ne rend pas pleinement compte de l’expérience des communautés des îles du Pacifique. Pour celles-ci, « la perte de terres équivaut à une perte de culture, d’identité, de bien-être et de liens de parenté ».

Les personnes souffrant de problèmes de santé mentale particulièrement vulnérables au changement climatique

Un participant autochtone à Connecting Climate Minds expliquait en ces termes ses difficultés, en lien avec le mot anxiété et les autres termes relatifs à la santé mentale :

« L’incertitude est utile car elle nous permet de nous appuyer sur nos aînés au sein de notre communauté. Mais l’anxiété est une construction occidentale. Le langage de la gestion, le langage de la crise n’est pas le nôtre. Cette terminologie de l’anxiété doit être rangée dans une boîte quelque part. C’est une distinction importante. »

Les modèles psychologiques émergents, qui cherchent à contextualiser les « symptômes » de santé mentale comme des réponses compréhensibles à des menaces vécues, ancrées dans les structures de pouvoir – tels que le Power Threat Meaning Framework – ont noté que

« des étiquettes telles que « anxiété climatique » ou « solastalgie » peuvent, si elles ne sont pas utilisées avec précaution, servir à déconnecter les réponses des menaces et les rendre inintelligibles. »

Il est important de noter que la multiplication des phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes – et leurs effets déstabilisants sur la sécurité alimentaire et hydrique, les moyens de subsistance, les soins de santé, l’éducation et les communautés entières – est liée à toute une série de problèmes de santé mentale qui vont bien au-delà de ce que l’on entend généralement par éco-anxiété. Notamment le suicide, le stress post-traumatique, la dépression, l’abus de substances et l’anxiété.

Les personnes souffrant de problèmes de santé mentale peuvent être particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique, et risquent d’ailleurs davantage de mourir dans des conditions de chaleur extrême. Bien que l’éco-anxiété ne soit pas en soi un signe de mauvaise santé mentale, c’est un facteur de stress qui peut aggraver la santé mentale et le bien-être. À cet égard, sa pertinence pour les systèmes de santé mentale fait l’objet d’un vif débat. Si elle est gérable pour certaines personnes, elle peut, pour d’autres, nuire à leurs relations et même à leur capacité à fonctionner.

L’éco-anxiété est-elle bonne pour l’environnement ?

De façon anecdotique, lorsqu’on a demandé à des Britannique d’identifier leurs émotions face à la crise climatique en 2023, le sentiment le plus fréquent était « l’impuissance ». C’est ce sentiment d’impuissance et de désespoir qui a été associé à la fois à une baisse du bien-être et à un comportement moins positif à l’égard de l’environnement.

L’inverse est-il vrai ? Autrement dit, existe-t-il des personnes qui expriment une grande détresse face à l’état de l’environnement tout en menant une vie plus durable ? Une anxiété « saine et non pathologique » pourrait-elle ainsi servir à des fins d’adaptation, par exemple pour agir en faveur de l’environnement ?

Oui, ont affirmé de nombreuses personnes, dont une équipe de chercheurs australiens en mai 2024. Mais cela dépend aussi du contexte, des ressources et des actions considérées.

En effet, l’« éco-anxiété » revêt une large gamme de symptômes différents. En examinant les nuances de l’expérience des participants, les chercheurs ont découvert que l’« inquiétude » ou la « rumination » au sujet de l’environnement prédisaient des comportements pro-environnementaux, mais que ce n’était pas le cas pour les charges émotionnelles ou comportementales plus fortes (comme un sommeil moins réparateur et ou grande détresse émotionnelle).

Comme l’écrivent ces chercheurs :

« Lorsque l’éco-anxiété perturbe le sommeil, les interactions sociales et le travail ou les études d’une personne, sa capacité à faire des choix de vie respectueux de l’environnement est réduite. » »

Mais le fait de ruminer les mêmes pensées et les manifestations comportementales de l’éco-anxiété étaient, dans l’étude, elles-mêmes corrélées. Cela montre la nécessité de mener davantage de recherches pour mieux démêler ce lien et mieux comprendre la complexité de l’expérience de l’éco-anxiété à l’échelle individuelle.

Le déni utilisé parfois comme logique de défense

Au niveau psychologique, nous répondons tous à la crise climatique. Même des réactions contre-productives, comme le déni, peuvent s’inscrire dans une logique de défense pour se sentir en sécurité dans un contexte dangereux, ou pour nous éloigner de réalités inconfortables. Il peut être utile d’ouvrir une saine discussion pour échanger sur ce qui a de la valeur pour nous et que nous souhaitons préserver dans un monde qui doit changer. Les gens s’en soucient généralement bien plus que ce que l’on imagine, et la majorité serait même prête à donner une partie de son salaire pour financer l’action climatique.

En tirant parti de nos différentes positions et perspectives dans la société, nous pouvons tous contribuer à créer des environnements propices à l’action climatique, à tous les niveaux, qu’ils soient juridiques, culturels, scientifiques ou sociaux. Cela peut aider à atteindre des « points de bascule » sociaux avant que tous les points de bascule climatiques ne soient atteints.

Apprendre à vivre avec l’incertitude

La détresse liée au changement climatique serait considérablement réduite si une action proportionnée était visible de la part des dirigeants. Je suis fermement convaincue que la meilleure intervention, en matière de santé mentale dans la crise climatique, est une élimination rapide, équitable et financée des combustibles fossiles.

Mais comme la plupart des gens n’ont pas les possibilités d’éviter les conséquences du changement climatique, pour mieux vivre la crise climatique, il nous faut réapprendre à mieux vivre de façon générale. Certaines pratiques de réflexion peuvent nous aider à faire face de manière constructive à l’éco-anxiété et à renforcer notre santé mentale en général.

Il nous faut donc accepter le désordre et la confusion qui entourent le changement climatique. Sa complexité, ses nuances, la coexistence de la crise climatique et environnementale. Mais également la cohabitation du chagrin, du désespoir, de la peur, de l’espoir et de la joie. Cultiver le sentiment que les choses ne vont pas bien, mais qu’on peut les améliorer : cela permet de réduire l’anxiété tout en se protégeant des impostures du catastrophisme.

Comme l’a écrit Rebacca Solnit :

« Ce qui nous motive à agir, c’est un sentiment de possibilité dans l’incertitude – que le résultat ne soit pas encore entièrement déterminé et que nos actions puissent compter pour le façonner. »

À propos de l’autrice : Emma Lawrance. Lead Policy Fellow for Mental Health, Imperial College London.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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