Ralentir  > Et si le chanvre était la clé d’une agriculture durable en France ?

Written by 19 h 21 min Ralentir, Societe-Economie

Et si le chanvre était la clé d’une agriculture durable en France ?

Le 21/12/2024 par Florence Santrot
Philippe Fortin
Au début des années 2000, l'agriculteur Philippe Fortin a fait le pari du chanvre dans son exploitation de Haute-Saône. Crédit : Jérémy Lempin.
Au début des années 2000, l'agriculteur Philippe Fortin a fait le pari du chanvre dans son exploitation de Haute-Saône. Crédit : Jérémy Lempin.

Courant décembre, alors que les journées se font courtes et les températures chutent, rendez-vous est donné avec Philippe et Nicolas Fortin, dans un champ à 1 heure au nord de Besançon, près de Theuley. En arpentant les rangées de chanvre en pleine macération, ils nous expliquent tout l’intérêt de cette culture. Les tiges fines et longues jonchent le sol, un tapis brunâtre préparé pour le rouissage du chanvre. Cette préparation naturelle va améliorer la séparation des différents éléments pour son exploitation industrielle.

Connue depuis plus de 10 000 ans, le chanvre a avant tout été cultivé pour le textile (pour l’habillement mais aussi pour les cordages, les filets de pêche et les voiles des bateaux) ainsi que pour ses bienfaits thérapeutiques et l’alimentation. Le chanvre est en effet riche en protéines, vitamine B et acides aminés. Bien des avantages : on estime qu’environ 176 000 hectares de chanvre étaient exploités en 1840. Mais, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, son utilisation s’est effondrée, remplacée par le coton et les fibres synthétiques pour l’habillement. Bien moins nécessaire dans la marine avec la multiplication des bateaux à moteur. Résultat : moins de 1 000 hectares étaient dédiés au chanvre en France en 1959.

champ de chanvre
Du chanvre en cours de rouissage à terre dans un des champs de Philippe et Nicolas Fortin. Cette “macération humide” facilitera ensuite la séparation de l’écorce filamenteuse d’avec la tige pour sa transformation. Crédit : Jérémy Lempin.

Depuis les années 90, le retour en grâce du chanvre

Depuis près de deux décennies, le chanvre s’impose à nouveau en France comme une culture prometteuse. Et qui, rappelons-le, ne peut pas être utilisée à des fins récréatives : le chanvre possède une teneur en THC inférieure ou égale à 0,3 %. Mais cette culture est à la fois rentable économiquement et respectueuse de l’environnement. Depuis les années 90, l’Hexagone s’est d’ailleurs hissé à la troisième place de la production mondiale de chanvre, après la Chine et le Canada. En 2024, notre pays compte cinq chanvrières actives et 1 550 producteurs qui cultivent quelque 23 600 hectares, selon InterChanvre, l’interprofession du chanvre industriel. Cela représente environ 60 % de la production totale de l’Union européenne.

La famille Fortin, installée en Franche-Comté, incarne parfaitement cette transition agricole. Philippe et Nicolas, père et fils, ont su transformer leur exploitation en laboratoire de cette plante aux multiples usages. Leur expérience illustre les potentialités du chanvre et les défis auxquels font face les agriculteurs français.

En haute-Saône, la famille Fortin loue les mille et une vertus du chanvre

Philippe et Nicolas Fortin
Philippe Fortin (à dr.) et son fils, Nicolas Fortin, ont compris tout l’intérêt de la culture du chanvre. Crédit : Jérémy Lempin.

Quand Philippe a repris l’exploitation familiale il y a plus de 30 ans, dans un contexte où la polyculture-élevage dominait encore., il avait un objectif clair : abandonner les troupeaux pour se concentrer sur les cultures végétales (colza, blé, orge, tournesol, soja, maïs…) afin de limiter les coûts d’investissement et une certaine qualité de vie. Il reprend donc les 14 hectares de ses parents et loue peu à peu des surfaces agricoles qui se libèrent alentour. “Quand j’ai cédé l’exploitation à mon fils, en 2018, elle comptait environ 200 hectares”, explique-t-il.

À partir de 2000, il intègre le chanvre dans ses rotations. “Les chanvrières de l’Aube, voisines, nous avaient déjà montré le potentiel économique de cette plante. On a commencé en intervalle entre deux rotations, avec 2-3 hectares, puis on a augmenté peu à peu.”, raconte Philippe. Le chanvre, peu coûteux à produire et stable en termes de prix, s’est immédiatement imposé comme une niche prometteuse. En outre, à cette époque, il profite d’aides européennes “pour inciter à la diversification des cultures je pense”, souligne Philippe Fortin. Une motivation d’abord économique avant que la justification écologique ne s’impose peu à peu. “À l’heure actuelle, c’est toujours une culture qui est très intéressante. En termes d’agronomie, c’est une culture saine, peu gourmande en eau, qui ne nécessite aucun traitement phytosanitaire et qui améliore la santé des sols.

Une plante multifonctionnelle

La culture du chanvre offre des avantages agronomiques indéniables. Ses racines profondes restructurent le sol, tandis que son feuillage dense empêche la prolifération des mauvaises herbes, limitant ainsi le recours aux traitements chimiques. “C’est une plante qui laisse la parcelle saine et prête pour les cultures suivantes, explique le fils, Nicolas Fortin, qui a repris les rênes de l’exploitation en 2018. De plus, le chanvre n’exige que très peu d’eau, ce qui en fait une culture adaptée aux changements climatiques. Je trouve beaucoup d’avantages à faire cette culture.” Et d’ajouter : “Le chanvre est une culture qui combine régularité des revenus et impact environnemental positif.” Aujourd’hui, cette plante occupe entre 5 et 10 % des 250 hectares de l’exploitation familiale.

“Le chanvre est une plante qui laisse la parcelle saine et prête pour les cultures suivantes. C’est une plante pérenne pour l’environnement et pour les générations futures.”
Nicolas Fortin

chanvre rouissage
Du chanvre en cours de macération avant d’être transformé à la coopérative, EuroChanvre. Crédit : Jérémy Lempin.

Au-delà des champs, les débouchés du chanvre sont nombreux : textile, construction, automobile, alimentation, cosmétiques, et même énergie avec la méthanisation. En France, les coopératives jouent un rôle central pour organiser ces filières. La coopérative EuroChanvre, par exemple, a été un partenaire clé pour la famille Fortin. Elle a développé des machines adaptées à la récolte et à la transformation du chanvre. “Aujourd’hui, la filière est bien plus structurée qu’à nos débuts”, se réjouit Philippe Fortin.

Cette diversification des usages est une force. Selon l’Union des producteurs de chanvre industriel, 50 % de la production française est aujourd’hui destinée à la construction, notamment pour des isolants écologiques en chanvre. Le reste trouve sa place dans le textile, les semences et les huiles. Depuis peu, des start-up explorent aussi la fabrication de bioplastiques, renforçant encore l’attrait de cette culture.

À lire aussi : Vieille Matériaux : le pari audacieux du béton de chanvre

Des contraintes mais aussi des opportunités

bottes chanvre
Filière d’avenir, le chanvre a besoin de davantage de débouchés pour se développer. Crédit : Jérémy Lempin.

Cependant, tout n’a pas été simple pour les Fortin. “Au début, les variétés de chanvre étaient difficiles à récolter, et le matériel était rudimentaire”, se souvient Philippe. Les problèmes logistiques, combinés à des aléas climatiques, ont parfois mis à mal leur motivation. Mais la coopération entre agriculteurs et techniciens a permis de surmonter ces obstacles. Avec l’acquisition d’un vrai savoir-faire en la matière, l’exploitation a su mieux lisser la production d’une année sur l’autre.

Aujourd’hui, les défis ont changé. Les enjeux environnementaux, comme la réduction des émissions de carbone ou l’adaptation aux zones de captage d’eau, imposent de nouvelles contraintes. Heureusement, le chanvre est un peu la culture : “Nous devons penser à l’avenir. Le chanvre est une solution durable, mais il faut encore développer les marchés pour élargir cette culture”, affirme-t-il.

Les coopératives jouent un rôle crucial dans cet élan. Interval, la maison-mère d’EuroChanvre, par exemple, offre un modèle de coopération réussi en regroupant les exploitants pour répondre aux besoins des industriels.

Des perspectives prometteuses pour la culture du chanvre

Certes, la production de chanvre en France ne cesse de progresser, approchant les 25 000 hectares à fin 2024. Pourtant, le potentiel reste largement sous-exploité. Loin des niveaux de la fin du XVIIIe siècle et loin d’autres céréales plus populaires. À titre de comparaison, le blé tendre, première céréale plantée en France, est cultivé sur 5 millions d’hectares.

Les deux agriculteurs espèrent que les investissements dans la recherche et les innovations techniques permettront d’accélérer le développement de cette filière. “Nous avons besoin de nouveaux débouchés pour inciter plus d’agriculteurs à se lancer dans cette culture”, insiste Nicolas. Parmi les perspectives, la valorisation des graines pour l’alimentation humaine ou animale est en plein essor. En bio, elles permettent même de produire de l’huile alimentaire, un marché en forte croissance.

D’autres filières, comme les bioplastiques ou les isolants pour le bâtiment, sont également prometteuses. Selon un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique (INRAE), le chanvre pourrait jouer un rôle de premier plan dans la réduction des émissions de CO2 en agriculture. Avec sa capacité à capter le carbone et sa durabilité, cette culture est vue comme une alternative aux pratiques agricoles intensives.

Une transmission familiale inspirante

chanvre fortin
Pour le père comme le fils, il serait inconcevable de revenir en arrière et d’abandonner la culture du chanvre. Crédit : Jérémy Lempin.

L’histoire des Fortin est celle d’une transmission réussie. Philippe a su initier une révolution agricole sur son exploitation, et Nicolas perpétue cet élan en innovant. “Le chanvre, c’est la plante de demain, mais on y croyait déjà hier”, conclut Philippe avec un sourire. Et pourquoi ne pas se prendre à rêver d’une nouvelle ère où le chanvre pourrait devenir un pilier de l’agriculture durable ?

“Le chanvre, c’est la seule culture qui respecte totalement les exigences environnementales d’aujourd’hui et de demain.”
Philippe Fortin

Si des efforts supplémentaires sont investis dans la structuration de cette filière, notamment pour stimuler la demande industrielle, il pourrait devenir un modèle à suivre pour les agricultures du monde entier. L’histoire des Fortin offre un récit optimiste, mais ancré dans les réalités du terrain. Une perspective qui invite à croire en un avenir où performance économique et respect de l’environnement peuvent enfin résonner d’une même voix.

SOUTENEZ WE DEMAIN, SOUTENEZ UNE RÉDACTION INDÉPENDANTE
Inscrivez-vous à notre newsletter hebdomadaire
et abonnez-vous à notre magazine.

A lire aussi :