Partager la publication "Liv Sansoz : ” Les guides de haute montagne sont des super témoins du réchauffement climatique”"
Avec ses reliefs, la montagne est en première ligne face au réchauffement climatique. La biodiversité est déjà bouleversée et les éboulements, qui se multiplient, reflètent les souffrances que traversent ces régions du monde. En France, les Alpes ne sont pas épargnées. Le 30 juin 2005 déjà, le pilier sud-ouest des Drus, dit “pilier Bonatti” du nom du célèbre alpiniste Walter Bonatti, s’est effondré dans un gigantesque fracas. 260 000 m3 de roches se sont décrochés soudainement de la paroi. Le réchauffement climatique a bien vite été pointé du doigt comme le coupable. La dégradation du permafrost, ce ciment glacé qui fait tenir les feuilles de granit entre elles, est sans doute à l’origine de cet effondrement.
Depuis, les années passent et des éboulements en série rectifient les paysages des Alpes. Une augmentation significative (2 à 10 fois la normale) du nombre de chutes de pierres et d’éboulements de petits volumes a été constatée durant les étés caniculaires de 2003 et de 2015. La comparaison de 95 voies entre les années 1970 et leur état actuel est sans appel. Pas moins de 26 itinéraires ont été fortement modifiés et sont rarement fréquentables en été. Le phénomène augmente année après année. Au point de bouleverser le métier de guide de haute montagne. WE DEMAIN a rencontré Liv Sansoz, aspirante guide (elle sera intronisée en 2003). Cette ancienne championne du monde d’escalade (en 1997 et 1999), médaillée d’or de trois coupes du monde (1996, 1998 et 2000), revient sur ces bouleversements.
WE DEMAIN : Avec le réchauffement climatique, en quoi le métier de guide de haute montagne évolue-t-il ?
Liv Sansoz : À l’ENSA, l’École Nationale de Ski et d’Alpinisme, on nous parle très brièvement des bouleversements climatiques. On a des cours sur la géomorphologie des rochers mais il n’y a pas de lien très concret avec le métier et les bouleversements actuels. Globalement, tout cela semble encore très loin pour pas mal de monde. Mais les anciens guides reconnaissent que notre métier va être de plus en plus difficile à pratiquer. C’est sûr que la montagne se transforme hyper vite et qu’on va devoir s’adapter et faire autrement.
Le plus simple, cela va être de décaler la saison d’été. Au lieu de la commencer en juillet et finir en août, on va la commencer fin mai et terminer avant fin juillet. Pour les courses en neige où il y a de grosses crevasses ou de grosses rimayes à franchir, elles seront tellement ouvertes en juillet – à cause de la chaleur et des phénomènes de canicule – qu’on ne pourra plus y aller. La difficulté, c’est que les gens qui prennent des guides profitaient des vacances d’été pour venir. Là, il va falloir s’adapter différemment.
Cela devient de plus en plus difficile ?
Oui, il y a des courses glaciaires qui vont devenir de plus en plus compliquées. Je pense notamment au mont Blanc. Cette année par exemple, emprunter la voie normale sera très compliqué. Aussi bien par les trois monts [Mont-Blanc du Tacul, Mont Maudit et Mont Blanc, NDLR] que par le Goûter, car il y a de grosses crevasses qui se sont ouvertes sur l’arrête des Bosses, parce que, avec les années qui passent, certaines portions sont devenues très raides. La pente s’est inclinée en raison des séracs qui poussent. Et si elle est en neige dure, cela devient une partie très technique. Il faut être très bon en cramponnage. Du coup, on réfléchit à faire le mont Blanc par d’autres voies, comme la voie normale du Pape côté italien. C’est beaucoup plus long et plus sauvage mais c’est très joli.
Comment se traduit concrètement le réchauffement climatique autour de vous ?
Déjà, cet hiver, on n’a quasiment pas eu de neige. Là, la montagne est en condition comme on la trouve parfois fin août alors qu’on est fin avril. Peu de neige, il a fait frais mais avec beaucoup de soleil. Si on a un effet caniculaire qui dure deux semaines en juin, je pense qu’en juillet ce sera la catastrophe. Par exemple, je pense que l’Aiguille Verte ne peut déjà plus se faire pour le reste la saison, en raison de chutes de pierre. Avant, les guides la faisaient traditionnellement jusque fin juillet.
Aujourd’hui, quand tu retournes sur une voie d’escalade que tu as faite il y a sept ans, tu ne reconnais rien. Je regarde les topoguides et je m’aperçois que le départ de la voie est 7 ou 10 mètres en dessous de ce qu’il était à l’époque. L’épaisseur du glacier de la Mer de Glace diminue de 4 à 5 mètres par an, voire plus. C’était 3 mètres il y a 10 ans. Cela s’accélère à une vitesse folle. Et les guides sont des super témoins du réchauffement climatique. Hélas.
Vous constatez cela aussi sur la faune et la flore ?
Je le vois surtout sur la flore où plein de petites fleurs apparaissent en altitude. Là où on ne les voyait pas avant. Les sapins se décalent aussi vers le haut. Dernièrement, on a aperçu un loup sous la face d’Argentières, c’est improbable. C’est sur un glacier, il n’y a rien à manger, c’est haut en altitude… mais ils ont trop chaud donc ils montent. Jamais ils ne seraient allés aussi haut auparavant. Même chose, on voit de plus en plus de tiques à des altitudes élevées. C’est nouveau. Tout l’écosystème bouge. On arrive à faire pousser des melons à Bourg Saint Maurice. Et des tomates grappes aux Houches, qui est l’endroit le plus froid de la vallée de Chamonix, c’est dire ! Les montagnes, par rapport à une plaine, sont beaucoup plus vulnérables face au bouleversement climatique.
Y a-t-il certaines courses qui vont devenir impossibles ?
Il est certain qu’on va peut-être troquer certaines courses de neige par des courses de rocher. On sera peut-être bientôt obligés de partir dans les Dolomites [en Italie, non loin de Venise, NDLR] à certaines périodes de l’année plutôt que de rester sur des zones glaciaires. Mais il y a énormément de monde qui veut faire le mont Blanc ou des courses de neige accessibles car pas techniques. En revanche, il y a beaucoup moins de monde qui prend un guide pour aller faire des courses de rochers, techniques. C’est presque un autre sport, avec des chaussons d’escalade, de la verticalité. Cela bouleverse notre métier et change la donne. Au point que certains guides se diversifient. Certains viennent de passer leur brevet d’État pour être moniteur de VTT. Cela leur permettra d’avoir une autre activité en août. Ce n’est pas quelque chose que tu aurais entendu il y a 10 ou 15 ans.
Il y a aussi de plus en plus d’éboulements…
Oui, ce phénomène est hyper inquiétant. Il y a des pans entiers de parois qui s’écroulent. Ce sont des tonnes et des tonnes de rochers qui vont tomber. Et on voit beaucoup cela de notre côté des Alpes. Car le permafrost, qui était comprimé entre deux couches de granit, dégèle. On le voit dans les fissures quand on grimpe, il y a de l’eau. Cela signifie que le permafrost a dégelé. Les deux feuilles de granit ne sont plus collées entre elles par le gel et ça s’effondre. Il y a des endroits dans les Alpes qui sont en rochers calcaires – dans l’Oberland par exemple – où on aura moins ces phénomènes mais, chez nous, c’est un vrai problème.
Existe-t-il des “no go zones” en montagne en raison de cela ?
Il n’y a pas de zone où on sait que ça peut s’écrouler à tout moment mais, après un phénomène de canicule, il y a un temps de latence qui peut être dangereux. Autour de Chamonix, il y a des recherches scientifiques avec des capteurs posés sur plein d’aiguilles et de pics qui peut déterminer des zones sensibles où il faut faire très attention. On se passe le message dans ce cas. Cela m’est arrivée l’an dernier de monter à l’Aiguille Sans Nom à côté de l’Aiguille Verte et toute la montagne vibrait. On entendait de gros bruits… c’était extrêmement impressionnant. Je n’avais jamais vu ça avant. Je me souvenais que 3-4 ans plus tôt, un guide très réputé avait eu la même expérience à l’Aiguille du Peigne et, depuis, il refuse d’y retourner.
Donc, on connaît certaines zones sensibles et, si ça vibre trop, il ne faut pas hésiter à faire demi-tour. En 2018, il y a eu tout un pan de l’Aiguille rocheuse du Trident, dans le massif du mont Blanc près de la frontière italienne, qui s’est écroulé. La veille, il y avait un guide italien avec ses deux clients qui ont emprunté la voie classique, la voie Lépiney. Il a fait demi-tour car toute la montagne vibrait. Le lendemain des tonnes et des tonnes de rochers étaient au sol. Et cette voie, on ne pourra plus jamais la faire, elle n’existe plus.
Vous vous renseignez pour savoir où aller en montagne sans vous mettre en danger ?
On a encore un très beau terrain de jeu mais, effectivement, s’il y a des crevasses ouvertes, on n’a pas envie de mettre notre client en danger, de se mettre soi-même en danger. Donc, parfois, on annule et on change notre fusil d’épaule pour une autre montagne, une autre voie. On peut aller en Italie, en Suisse… Après sur la question de se renseigner, on l’a toujours un peu fait. Avant de faire une course qu’on n’a pas faite récemment, on appelle des guides du coin pour savoir dans quel état est la roche, la neige, la glace… où ça bouge vraiment en rochers, etc. Surtout, une fois dans la voie, si on ne le sent pas, on fait demi-tour.
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