Partager la publication "“Moins mais mieux”, les Français aspirent à une société écologique"
Et si le malaise qui saisit les sociétés occidentales avait à voir avec un manque d’idéaux, un déficit d’objectifs collectifs à atteindre, une panne du désir d’avenir ? L’utopie moderne, du “progrès” par la libération des forces de la raison, a globalement tenu ses promesses et on en perçoit aujourd’hui surtout les limites.
Le désintérêt croissant pour la politique n’est-il pas à rapprocher de la difficulté qu’a le personnel politique d’aller au-delà d’un discours technique pour inscrire leur action ou leurs propositions d’action dans une perspective de long terme plus ou moins utopique ? Mais est-il encore possible, dans des sociétés fragmentées, travaillées par l’hyperindividualisme, d’imaginer un modèle de société idéale. Un modèle qui pourrait constituer un horizon désirable par le plus grand nombre ?
C’est pour tenter d’apporter des éléments de réponse à cette question que nous avons à l’ObSoCo lancé en 2019 un Observatoire des perspectives utopiques. Depuis, nous avons traversé une crise sanitaire qui selon certains devait initier un “monde d’après”. Qu’en est-il, la sidération passée, des effets de cette crise sur les idéaux des Français ? Une nouvelle vague de l’enquête a été lancée auprès de 4 000 personnes en février 2022 (avant le début de la guerre en Ukraine).
Comme en 2019, trois “systèmes utopiques”, trois modèles de société, ont été soumis à l’évaluation d’un échantillon représentatif de Français. Ces trois “sociétés idéales” sont celles que nous avions définies avec nos partenaires (Ademe, BPIFrance, chaire ESCP-E.Leclerc), sur la base ce qui nous semblait être porté par des mouvements sociaux, des leaders d’opinion, voire des courants politiques :
Chacun de ces trois systèmes utopiques, sans être nommé, a été présenté sous la forme d’une quinzaine de propositions qui en décrivaient les différentes facettes (économiques, politiques, relatives aux modes de vie…), en tentant d’équilibrer les points pouvant être perçus comme positifs par des contreparties négatives.
La question était formulée de la manière suivante : “Voici la description d’une société idéale. Veuillez noter de -5 à +5 chacune de ses caractéristiques (les 15 propositions apparaissant une à une à l’écran selon un ordre aléatoire) en fonction de votre degré d’adhésion (-5 = vous rejetez radicalement le point concerné. +5 vous adhérez totalement au point concerné. Les notes intermédiaires vous permettent de nuancer votre jugement (0 = neutre). Attention, il ne s’agit pas de porter un jugement sur la crédibilité des propositions, mais sur la mesure dans laquelle elles correspondent à ce que vous souhaitez pour l’avenir”.
C’est clairement la société écologique qui l’emporte. Sur la base de la moyenne des notes données aux 15 propositions décrivant chacune des trois sociétés idéales, elle apparaît comme le modèle de société préféré de 51 % des Français interrogés. Elle est suivie par l’utopie identitaire-sécuritaire, avec 39 %. Loin derrière, l’utopie techno-libérale ferme la marche avec 11 %.
La comparaison avec les préférences exprimées en 2019 révèle une étonnante stabilité, les variations de ces parts s’inscrivant dans la marge d’erreur statistique. La comparaison de la moyenne des notes données par les répondants à l’issue de la présentation de chacune des sociétés utopiques conduit à la même hiérarchie, l’utopie techno-libérale étant associée à une moyenne négative.
Cette manière de présenter les résultats peut donner le sentiment de préférences tranchées, exclusives, suggérant des oppositions marquées au sein de la population quant aux orientations souhaitables. En réalité, l’observation des résultats détaillés donne une image très différente.
Tout d’abord, peu de partisans des utopies techno-libérale et identitaire-sécuritaire manifestent une franche hostilité à l’égard de l’utopie écologique. Mieux, ils sont nombreux à l’avoir évalué favorablement puisque, au final, 69 % des Français interrogés lui ont donné une note globale positive.
Ensuite, la manière dont les répondants ont évalué les différentes facettes des trois systèmes utopiques révèle une adhésion très générale à plusieurs dimensions de l’utopie écologique, et en particulier celles relatives aux modes de vie et de consommation.
Ainsi, produire et consommer local, consommer moins, mais mieux, faire davantage par soi-même, développer la consommation collaborative (mutualisation d’équipements et de ressources), mais aussi vivre dans des villes petites ou moyennes, réduire sa mobilité et privilégier les mobilités douces… apparaissent comme des dimensions consensuelles de la manière dont chacun imagine sa société idéale.
L’adhésion à l’utopie écologique doit au moins autant à l’attrait exercé par les modes de vie que lui sont associés que la conscience de la gravité de la crise environnementale.
Autre point marquant : on compte également peu d’adversaires farouches de l’utopie identitaire-sécuritaire (63 % de notes globales positives, dont 32 % de notes supérieures ou égales à +3). L’examen de détail de l’évaluation de ses différentes dimensions montre qu’elle pâtit de ses orientations xénophobes et homophobes ; ses dimensions sécuritaires font, elles, l’objet d’un relatif consensus. À croire que les Français aspirent à une société écologique où règnent l’ordre et la sécurité.
L’ancrage dans le local est également une dimension consensuelle, prisée tout à la fois (mais sans doute pour des raisons différentes) par les partisans de l’utopie écologique et ceux de l’utopie identitaire-sécuritaire.
Dans l’ensemble, la comparaison avec les résultats de 2019 semble indiquer le renforcement d’un désir de recentrage, de repli sur soi, de l’échelle nationale (poussée souverainiste) jusqu’au niveau personnel (aspiration au ralentissement, à l’épanouissement personnel).
On ne peut qu’être frappé par l’écart entre l’intensité de l’adhésion à un modèle de société écologique et son écho somme doute modeste dans les orientations politiques des Français. N’oublions pas que l’enquête visait à recueillir des idéaux ; il peut y avoir une importante distance entre l’adhésion à des perspectives lointaines et l’acceptation des conséquences immédiates de leur mise en œuvre.
Peut-être aussi l’écologie politique n’a-t-elle pas encore réussi à associer à son propos la mise en avant de modes de vie désirables.
Les résultats généraux de l’enquête mettent en lumière d’autres éléments de consensus au sein de la population française : l’exigence de liberté, le souci de l’égalité, la tolérance et le respect des droits individuels, la volonté de faire entendre sa voix (dans l’entreprise, dans les décisions politiques) ; mais aussi le rejet de l’augmentation de l’humain par la technologie, l’appétence pour les petites échelles, et, sur un plus personnel, un objectif d’autonomie et de réalisation de soi conjugué au désir de renforcement d’un lien social choisi…
Autant d’éléments dont le niveau d’adhésion a généralement progressé par rapport à 2019.
Les éléments de consensus ne doivent cependant pas masquer d’autres dimensions autour desquelles les Français se divisent, voire s’opposent.
La principale ligne de fracture semble résider dans le rapport à “l’autre”, qui s’incarne dans les attitudes à l’égard de la mondialisation économique, mais aussi du cosmopolitisme et de l’”étranger”.
Comme si le pessimisme, largement partagé, s’incarnait chez certains par une volonté d’ouverture et de changement et chez d’autres par une posture nostalgique de repli s’accompagnant d’une attente de sécurité et de protection, voire de la restauration d’un certain ordre moral.
A propos de l’auteur : Philippe Moati. Professeur en sciences économiques, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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