Partager la publication "My Taylor is green : Savile Row ou l’élégance durable face à la fast fashion"
Londres. De l’autre côté de Regent Street, Soho, mal fagotée dans ses fringues de tout le monde. À moins de trois minutes à pied de Picadilly Circus et de sa cohue fast-fashionisée, Savile Row, impeccable, est habillée d’un silence de la meilleure qualité, tissé aussi serré que le plus beau tweed écossais. Savile Row ne saurait se montrer autrement que dans sa réserve agrémentée de quelques accessoires qui en font le charme. Une rafale de talons aiguilles sur le granit du trottoir. Le feulement d’une Aston Martin qui vient se poser devant la vitrine de Huntsman. Le claquement martial et sensuel du briquet qu’un tailleur fait briller au creux de sa main sur le perron d’une vénérable maison fondée il y a un peu plus de deux siècles.
Mais il est des silences désolants. De véritables fautes de goût. Un groupe de touristes tenus en troupeau bien serré lève le nez vers le toit du 3, Savile Row. C’est là que les Beatles ont joué, ensemble, pour la dernière fois. Les fans septuagénaires en regardant le ciel gris semblent attendre l’écho des dernières notes de ce concert improvisé du 30 janvier 1969. Le mauvais silence des belles histoires terminées pour toujours leur répond.
Quand les Fab Fours portaient du Edward Sexton

Quelques mois plus tôt, les Fab Fours avaient sorti Abbey Road. Sur la pochette de l’album, on les voit traversant une rue en file indienne. La photo est de Ian Mac Millan ; les costumes d’Edward Sexton. En 1969, le jeune tailleur vient tout juste de s’installer sur Savile Row avec son associé Tommy Nutter. C’est la première nouvelle boutique qui s’ouvre dans la rue des tailleurs les plus chers – mais pas les plus riches – depuis deux siècles. Leurs ciseaux à peine sortis de leurs étuis, Sexton & Nutter entreprennent de révolutionner le style Savile Row. L’excellence a parfois besoin d’un peu de folie pour ne pas devenir ennuyeuse. Les Anglais détestent les gens ennuyeux, c’est bien connu.
Voilà pourquoi l’affaire de Sexton & Nutter marche bien, tout de suite, et d’autant mieux que les vieilles maisons leur font bon accueil. Savile Row adore les dingues. N’est-elle pas née des outrances de Beau Brummell, saint patron des dandys, l’Anglais le plus azimuté du XIXe siècle ? En 1815, Londres parle un peu de Waterloo et beaucoup de la façon dont Brummell noue son foulard autour du cou. Il consacre des heures à l’exercice devant son miroir. Jamais le Beau ne se découvre dans la rue pour saluer une dame ou un ami. Il a trop peur de ne pas reposer correctement son chapeau sur sa tête. Il interpelle son roi et le traite de “gros bonhomme” en public. Pour cela, on l’envoie mourir en exil, dans la misère la plus sordide et, horreur suprême, en France.
De Brummell à McQueen, l’évolution d’un style intemporel
Mais les commandements de Brummell changent la façon dont les mâles anglais, britanniques et européens, vont désormais s’habiller. Il impose la veste noire, la chemise blanche et le pantalon comme éléments de base de la tenue masculine. L’élégance dépend de la coupe des vêtements et plus de leurs couleurs. “Si on se retourne sur vous dans la rue, c’est que vous êtes mal habillé…”, persifle l’insupportable. À partir de la deuxième moitié du XIXe, les têtes couronnées, puis les capitaines d’industrie et enfin les stars viennent s’habiller à Savile Row. Chacun son adresse. Tel roi, tel empereur chez Gieves & Hawkes ; cette vedette chez Huntsman.
Winston Churchill choisit Henry Poole & Co mais refuse de payer les notes astronomiques que son tailleur lui présente. Marlene Dietrich se fait tailler ses costumes chez Anderson & Sheppard. Hitchcock attire Gary Grant chez Kilgour. Tous les jet-setteurs des années 1830 à 1960 se succèdent à Savile Row. Mais l’explosion du Swinging London ringardise les tailleurs qui, jusqu’alors, pouvaient se permettre de refuser les clients si leur inscription sur la liste de leurs habitués pouvait porter atteinte à leur réputation.
À la fin des années 1960, la boutique Sexton & Nutter attirent les rock stars à Savile Row et lui permettent de ne pas être distancée. Vingt ans plus tard, Alexander McQueen, un autre “dingue”, arrive à point nommé pour relancer la machine à coudre. Passé par l’exigeant apprentissage tel qu’il est encore dispensé chez Anderson & Sheppard et Gieves & Hawkes, McQueen allie la sûreté du geste à une extravagance sans limite. Le monde devient fou du mélange.

Savile Row, l’audace au service de la tradition
Au milieu des années 1990, quand Ozwald Boateng s’installe à son tour sur Savile Row, les vieilles maisons accueillent à bras ouverts le premier tailleur noir de leur rue. Savile Row est un monde corseté de codes et de règles mais qui refuse les préjugés. On peut tout faire… à condition que ce soit mieux fait que n’importe où dans le monde. Anderson & Sheppard peut ainsi habiller Daniel Craig pour une première de James Bond – “The spy who loved Savile Row” – d’un tuxedo rose fuchsia. Le monde applaudit cette audace qui libère l’homme élégant du bleu marine, du gris, du noir.
Mais on aurait hurlé au sacrilège si la veste rose de Craig-Bond n’avait été un chef-d’œuvre absolu de l’art des tailleurs. Pour que rien ne change à Savile Row, il faut que tout change en permanence. Les affaires de la petite communauté des tailleurs ont toujours été sauvées par ceux qui, a priori, n’auraient jamais dû tenir le haut du pavé dans ce haut lieu du virilisme anglais. C’est là, en effet, que depuis Nelson & Wellington, on taille et répare les uniformes des officiers de la Royal Navy, de la RAF et de la British Army.
Les femmes s’imposent à Savile Row
Pourtant, les femmes n’ont pas rencontré de difficultés pour se faire un nom à Savile Row. Elles ont juste pris leur temps. On faisait les meilleurs costumes du monde dans cette petite rue de Mayfair depuis deux siècles au moins quand Stella McCartney, la fille de Paul, s’y est installée. Elle a payé son ticket d’entrée en audace et en inventivité. Kathryn Sargent n’est devenue que très récemment la première femme à être honorée du titre de Master Tailor, après vingt-sept années d’apprentissage, de pratique et de perfectionnement. Daisy Knachtbull a ouvert The Deck sur Savile Row, en 2019. Son chiffre d’affaires double déjà d’une année sur l’autre. La très jeune femme explique sa réussite par le fait qu’elle a su adapter l’art du bespoke à une clientèle féminine.
Le bespoke, c’est la potion magique de Savile Row. Quand un client décroche un rendez-vous, il ne vient pas s’offrir un costume sur mesure que le tailleur assemblera en partant d’un patron déjà dessiné pour d’autres clients. Un costume bespoke est taillé uniquement selon les désirs exprimés en tête à tête par un individu à son maître tailleur. Pas de patrons, pas de modèles. Pas de copies, non plus. Copier un costume, c’est plagier une œuvre. Pour s’acquitter de sa part du contrat, l’artiste ne dispose de rien d’autre que de quelques confidences échangées dans le secret du salon d’essayage, de son savoir-faire et de sa capacité à exaucer le moindre désir de son client. Le costume, que ce dernier paiera entre 5 000 et 15 000 livres, ne ressemblera à aucun autre.
Le bespoke : un vêtement pour toute la vie
La clientèle féminine fortunée s’entiche désormais du bespoke. Daisy Knachtbull explique cet engouement par le fait que, tout au long de sa vie, la morphologie d’une femme ne va cesser d’évoluer. Pendant les trente ou quarante ans que durera le vêtement qu’elle aura acheté à Savile Row, elle pourra le faire retoucher aussi souvent qu’elle le souhaitera. Faire modifier son costume parce que l’on a vieilli, grossi, que l’on s’est voûté… n’est pas un exercice facile.
Un maître tailleur est aussi là pour écouter ses clients déballer leurs angoisses sur le temps qui passe et la jeunesse qui s’enfuit. Les femmes ne viennent pas à Savile Row uniquement dans l’espoir d’économiser sur les séances de psy pour investir dans un costume hors de prix. Elles sont poussées vers les tailleurs qui ont habillé des générations de banquiers, de parlementaires, de lords et de stars par un puissant changement dans les comportements d’achat.
Le syndrome de la robe de mariée
On veut moins de vêtements, beaucoup moins, infiniment moins, mais on les veut de la meilleure qualité qui soit. Sur Savile Row, on appelle cela le “syndrome de la robe de mariée”. De plus en plus de femmes refusent désormais de flamber une somme considérable dans un vêtement de cérémonie qu’elles ne porteront qu’une fois. Les mariées préfèrent investir dans un costume qu’elles pourront porter tout au long de leur vie active et dans toutes les circonstances de leur vie sociale. Il est loin le temps où le Prince Charles avait été critiqué pour avoir porté un costume qu’on lui connaissait depuis des années, à la garden party qui avait suivi la cérémonie de son mariage avec Lady Di.
Anderson and Sheppard, le tailleur de Charles, avait été obligé de faire un communiqué pour rappeler que ses costumes étaient considérés comme neuf quatorze ans après sa sortie de l’atelier. Cette tendance “vers le moins mais le meilleur” porte le développement de Savile Row qui entend bien profiter de l’aubaine en se posant en bastion de la lutte contre la fast fashion.
On veut moins de vêtements, mais on les veut de la meilleure qualité qui soit.
Patrick Grant, le king du “less”
En 2005, Patrick Grant a racheté Norton & Sons, une maison qui a habillé l’empereur Guillaume Ier, Gary Grant, Hitchcock… Depuis, ce cinquantenaire est devenu un croisé du less (du “moins”, en VF). Grant est un habitué des plateaux de télévision où il est invité à fulminer contre H&M, Zara, et surtout Shein, le monstrueux dragon chinois qui, dès sa création, en 2015, a transformé la fast fashion en l’une des industries les plus toxiques pour la planète.
D’innombrables études confirment les chiffres délirants que cite Patrick Grant. L’impact carbone de l’industrie de la mode jetable est équivalent à celui de toutes les formes de transports. Les rejets de produits toxiques dans les cours d’eau empoisonnent des milliers de fleuves. Le polyester qui constitue désormais 70 % d’un vêtement est la première source de pollution des océans et de l’air par les microplastiques. Et tout cela pour du vent. Patrick Grant a calculé que 20 % seulement du prix d’un produit de la fast fashion sert à payer la matière première et le travail humain, le reste part en marketing et communication dans le but de créer une addiction au vêtement moche. La proportion est exactement l’inverse pour un vêtement durable, modifiable et réparable à l’infini.
Surmonter le faux obstacle du prix sur Savile Row
L’obstacle du prix n’en serait pas un. Pour le surmonter, il suffirait de se poser devant son armoire et d’additionner les prix de tous les vêtements que l’on n’a porté qu’une ou deux fois et que l’on finira, un jour ou l’autre, par mettre à la poubelle. Il y aurait là largement de quoi se payer au moins une veste que l’on pourra porter quarante ans. Et peut-être un costume d’Anderson & Sheppard pour ce qui concerne les cas les plus graves d’addiction à la fast fashion. “Et puis… le prix s’oublie, la qualité reste !” nous disaient déjà, en 1963, les Tontons flingueurs. Voilà pourquoi, la Gen Z, dans son immense majorité (83 %), ne trouve pas choquant d’acheter un produit de luxe même en période de crise économique et environnementale.
La “passion qu’entretiennent les Z pour le luxe est branchée sur courant alternatif, biberonnée à la raison”, nous apprennent les sociologues de la mode. La génération des 18-30 ans a pris conscience de la dimension “éthique de la déconsommation”. À cela, il faut ajouter le sentiment “d’urgence écologique” et “une remise en question du principe même de possession à l’heure des médias sociaux”. On peut aujourd’hui croiser, sur Savile Row, des pas tout à fait trentenaires qui planifient leur investissement à venir dans un costume, deux vestes, trois pantalons, quatre chemises. Pour le manteau, il faudra quand même attendre un héritage.
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