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Né en 1942 aux USA, le fact-checking a du plomb dans l’aile

Mark Zuckerberg enterre le fact-checking ? Un retour aux origines s’impose. Inventée en pleine guerre mondiale, la vérification des faits est un pilier du journalisme qui traverse aujourd’hui une période de turbulences.

Le 11/01/2025 par The Conversation
Mark Zuckerberg fact-checking
Capture d'écran de la vidéo du 7 janvier 2025 durant laquelle Mark Zuckerberg a annoncé la fin du programme de fact-checking de Meta aux Etats-Unis. Crédit : YouTube.
Capture d'écran de la vidéo du 7 janvier 2025 durant laquelle Mark Zuckerberg a annoncé la fin du programme de fact-checking de Meta aux Etats-Unis. Crédit : YouTube.

Mark Zuckerberg vient d’annoncer la fin du fact-checking sur Facebook et Instagram aux États-Unis. Née dans les années 1940 aux États-Unis, la vérification porte la marque de la Seconde Guerre mondiale et de la lutte contre la propagande ennemie, l’antisémitisme, le racisme et tout ce qui divise un pays en guerre. Dans L’Invention du fact-checking, Pascal Froissart, directeur du Celsa (Sorbonne Université) et chercheur en sciences de l’information et de la communication, revient sur les origines de cette démarche journalistique qui vit aujourd’hui une période charnière. Extraits.

En 1942, quelques semaines après l’entrée en guerre officielle des États-Unis, les Américains découvrent avec effarement qu’ils sont exposés à un danger nouveau, une menace sourde, une bombe à retardement posée à même le sol national. En ouvrant leur quotidien ou leur magazine, les lecteurs découvrent que les rumeurs les menacent désormais, que les rumeurs sont partout, que les rumeurs sont incontrôlables, et surtout que l’on peut et qu’il faut lutter contre les rumeurs.

Pour le moment, seul un quotidien de Boston, le Herald, semble saisir l’importance du sujet. Fondé en 1846, le Boston Herald est l’un des plus anciens quotidiens des États-Unis et l’un des plus conservateurs. C’est l’un des plus réputés aussi car il est auréolé de deux prix Pulitzer, obtenus l’un en 1924, l’autre en 1927 ; il en recevra six autres dans le futur. […]

L’Invention du fact-checking, Pascal Froissart. PUF

The Rumor Clinic ou quand le Boston Herald déclare la guerre aux rumeurs

Le Boston Herald est un quotidien à faible tirage. Quand on le compare à ses concurrents (les PostRecord, ou Globe), le Boston Herald n’est en 1942 que le quatrième quotidien en nombre d’exemplaires, 125 000 copies le matin, et 225 000 copies le soir sous le nom de Boston Traveler. Il publie également une version dominicale, le Boston Sunday Herald, dont le tirage est également très inférieur à celui de la concurrence. Pour autant, le Herald est réputé pour ses « coups ». L’année précédente, en 1941, il a fait grand bruit en recrutant le journaliste sportif le plus cher de l’époque et en rentabilisant l’investissement en quelques semaines grâce à une embellie des ventes. Le Boston Herald n’a donc pas réellement surpris quand il est parti, seul contre tous, à l’assaut des rumeurs de guerre, ou plus exactement contre les « rumeurs lancées par les propagandistes ennemis ».

Le 28 février 1942, le journal annonce en « une » le lancement dès le lendemain d’une nouvelle chronique hebdomadaire destinée à lutter contre le fléau. Le nom claque : « The Rumor Clinic ». La mission n’est pas moins surprenante, et longuement décrite : d’abord offrir un antidote au poison de la rumeur (« un antidote contre les empoisonneurs et les traitres », est-il écrit) ; ensuite exterminer la rumeur (« le comité d’experts du Herald Dimanche va afficher les rumeurs, les examiner et les exterminer ») ; enfin, ce qui revient au même, pulvériser la rumeur (« La Clinique des rumeurs utilisera son pistolet pulvérisateur sur une série de rumeurs particulièrement surprenantes et perverses »). Le ton est trouvé : mi-sérieux quand on parle d’un « comité d’experts » et d’un « comité de salut public »), mi-décontracté puisque l’article est accompagné d’une illustration presque drôle où l’on voit un homme à grande bouche parler à une femme à grandes oreilles sous le regard interloqué d’une petite fille à grands yeux.

La ‘Clinique des rumeurs’ suscite curiosité et distance

À l’époque comme aujourd’hui, le terme de « clinique des rumeurs » a intrigué. En témoignent les précautions typographiques et verbales qui entourent l’emploi des termes : ici, dans le premier article, le syntagme est entouré par des guillemets (« Rumor Clinic »). C’est également le cas dans d’autres articles publiés ailleurs.

On voit apparaître des signes qui marquent la distance : ainsi le 7 juin 1942 lit-on dans le Seattle Daily Times un article intitulé « La “Clinique des rumeurs” affairée » ; le 27 août 1942, dans le Kansas City Star, « Une “Clinique des rumeurs” ouvre le feu » ; le 9 octobre 1942, dans le Omaha World-Herald, « Éloge de la “Clinique des rumeurs” ». À chaque fois, les paires de guillemets indiquent que l’expression n’est pas passée dans le langage courant. Les précautions verbales dureront encore longtemps. Plusieurs mois plus tard par exemple, le 15 octobre 1942, un député relate l’expérience du Boston Herald à la tribune du Congrès ; il l’affuble aussitôt de l’expression « so-called » (soi-disant, dénommée), à deux reprises en quelques minutes :

« M. le Président, […] j’incite respectueusement les sénateurs qui n’ont pas encore eu l’occasion de lire l’article à le faire. Il montre comment la Ville de Boston s’est engagée, par le biais d’une dite clinique des rumeurs, à traquer et à dissiper les rumeurs qui ont, me semble-t-il, un effet désastreux sur notre programme de guerre. J’entends que de telles cliniques de rumeurs sont ou seront développées dans d’autres villes. »

Parfois même, enfin, l’étrangeté est telle que les deux procédés, guillemets et précautions verbales, sont de mise : « Une dite “clinique des rumeurs” », dit curieusement un journal de l’époque. Bref, on le voit, l’expérience est belle et intéressante, mais elle surprend et demande explicitation.

Quant à traduire le terme en français, seuls les quotidiens québécois y sont confrontés (en tout cas, à cette période-là), et ils vont au plus simple, en parlant de « clinique des rumeurs » (La Presse, 1er août 1942), quitte à ajouter au passage un pluriel au terme « rumeurs » qui n’existe pas en anglais.

Une évocation des ateliers collectifs

Pour finir sur la singularité du terme « clinique », marqué par le monde hospitalier, il faut préciser que son originalité n’est pas totale : les cliniques des rumeurs évoquent certes les cliniques médicales, mais aussi les nombreux ateliers collectifs lancés au XXe siècle aux États-Unis pour venir en aide aux déshérités. C’est une longue tradition, comme celle des tax clinics par exemple où des étudiants en droit aident leurs concitoyens à remplir leur feuille d’impôts, des job clinics où de bonnes âmes viennent au secours de ceux qui cherchent un emploi, etc. En 1958, un linguiste repérera 23 expressions utilisant le terme « clinic », dont la « rumor clinic ». La clinique des rumeurs n’a donc rien de très thérapeutique, mais on verra qu’en termes normatifs, le dispositif n’est pas en reste.

Le lendemain, comme prévu, le Boston Herald fait paraître sa rubrique. Elle est sous-titréenbsp;: « Rumeurs typiques de la Cinquième colonne concernant le Centre de don du sang. » C’est la première chronique d’une longue série égrenée tout au long des années 1942 et 1943 et elle a les honneurs de la une : une sous-tribune de trente lignes sur deux colonnes, avec un renvoi en pages intérieures (« Suite p. 8, section A »), où elle continue sur un tiers de page.

Le fact-checking mis à l’honneur

La place qu’on donne à la chronique montre l’importance qu’on lui porte. La une et un tiers de page intérieure, ce n’est pas rien. Cela peut s’expliquer également par le thème de la Croix-Rouge, instance clé de la santé publique aux États-Unis, organe para-étatique, dont le président n’est nul autre que Franklin D. Roosevelt. Toucher aux intérêts ou à la respectabilité de la Croix-Rouge américaine, c’est atteindre l’honneur de la nation tout entière.

« On a choisi aujourd’hui d’examiner un ensemble de rumeurs particulièrement révoltantes sur le travail absolument primordial réalisé par le Centre de don du sang de la Croix-Rouge américaine, section métropolitaine de Boston, 691, rue Boylston, à Boston. Certaines d’entre elles ont été diffusées de bouche à oreille, certaines par des textes dactylographiés anonymes. Qu’elles aient été diffusées de manière délibérée ou non, elles sont ce que les officiels appellent des “rumeurs typiques de Cinquième colonne”. On va les prendre ici une par une. D’abord la rumeur est citée, puis sa fausseté est démontrée par l’autorité officielle compétente. » (The Boston Herald, 1er mars 1942)

Le ton est grave : les rumeurs sont « particulièrement révoltantes ». Le style est précis : l’adresse du centre de don est donnée in extenso, ce qui n’est pas rare mais symptomatique. La dureté de la guerre est rappelée : le thème de la Cinquième colonne est évoqué, discours courant alors sur la présence des espions nazis sur le sol américain. Enfin, le plan rhétorique est détaillé : d’abord on présente la rumeur, ensuite un expert livre un démenti ; l’argumentation semble d’une simplicité à toute épreuve, facile à comprendre, idéale pour convaincre.

La lutte contre les rumeurs commence donc ici.

À propos de l’auteur : Pascal Froissart. Professeur des universités en Sciences de l’information et de la communication, directeur du CELSA, Sorbonne Université.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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