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Plongée dans l’histoire… et dans la Seine : entre héritage et enjeux climatiques

C’est une promesse qui s’est transformée, à l’approche des Jeux olympiques 2024, en compte à rebours médiatique : celle de pouvoir se baigner dans la Seine, d’abord dans le cadre d’épreuves sportives, puis pour un public plus large. Alors que les candidatures des villes pour les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) sont devenues de moins en moins populaires, du fait des coûts faramineux qu’elles représentent et de la difficulté à les justifier par des bénéfices qu’en tireraient les populations locales, permettre aux Parisiens de se baigner dans la rivière qui traverse Paris, en aval des JOP, a été abondamment mis en avant.

Un cadrage médiatique qui a pu passer sous silence quelques réalités actuelles ou historiques. Celle, d’abord, d’une baignade qui a été largement pratiquée ces derniers siècles et de plongeons dans la Seine, parfois confidentiels, qui ont pu survivre jusqu’à aujourd’hui en dépit des interdictions. Celle enfin, d’une pratique aux dimensions non seulement récréatives ou sportives, mais également climatiques, à l’heure où la hausse des températures laisse penser qu’il sera très difficile de rester dans le cadre de l’accord de Paris.

Plongeons donc à notre tour dans ces eaux de Seine aux multiples enjeux.

Une pratique séculaire de la baignade

Alors qu’en 2024 la baignade dans la Seine est parfois présentée comme un projet inédit, commençons par rappeler que se baigner dans Paris demeure une pratique séculaire. On a ainsi pu retrouver des traces d’étuves dans la capitale dès le XIIIᵉ siècle. Il reste cependant difficile de documenter en détail cette pratique car elle laisse peu de traces, sauf cas d’aménagements conséquents. Au fil des siècles, la baignade a pourtant continué pour des pratiques d’hygiène, de rafraîchissement et de loisir, et s’est étendue progressivement hors de Paris.

C’est ensuite au XVIIe siècle qu’il y a un premier essor documenté des pratiques de baignade en Seine, comme en témoignent les premières interdictions promulguées et l’émergence de premiers aménagements spécifiques aux bains de rivière. Qu’il s’agisse de s’y laver, se détendre ou de sociabiliser, ces installations visent avant tout à mettre les baigneurs en sécurité par rapport au courant et à dissimuler leur nudité depuis la rive. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les aménagements se complexifient : des services complémentaires sont ajoutés pour le confort des nageurs, les bassins sont séparés en surface et en sous-face, tandis que les premières écoles de natation apparaissent sur la Seine.

Par la suite, à la fin du XIXe siècle, les bains flottants se multiplient en Seine et en Marne hors de Paris, alors que les premières piscines chauffées se construisent dans la capitale.

Des interdictions également séculaires qui n’ont pas mis fin à la pratique

Si la baignade ne date donc pas d’hier, les interdictions de nager dans la Seine ont également été légion au fil des siècles, sans toutefois parvenir à annihiler la pratique.

Les historiennes Isabelle Duhau et Laurence Lestel ont ainsi retrouvé dès le XVIIe siècle de premières restrictions émises par les prévôts des marchands et les échevins qui s’inquiètent de la nudité visible sur les berges de la Seine. Jusqu’à la fin du 19e, c’est toujours au motif de cette nudité que sont limitées les pratiques de baignade dans la capitale. Un second motif, celui de la gêne à la navigation, apparaît lui dans une ordonnance de 1840. Elle sera révisée régulièrement jusqu’à donner l’arrêté préfectoral de 1923, encore en vigueur à ce jour, qui interdit la baignade dans les rivières et canaux à l’échelle de l’ancien département de la Seine.

Il faut ensuite attendre 1970, avec l’interdiction de baignade en Marne que le motif de la qualité de l’eau va être évoqué, alors même que la qualité de l’eau était déjà mesurée et questionnable avant.

Ces interdictions ne mettront cependant pas fin à la baignade. Après 1923, des établissements de bain continuent leur activité et connaissent même un essor pendant l’Entre-deux-guerres, surtout en banlieue. Des photos font notamment état de baignades assez nombreuses lors de pics de chaleur.

C’est ensuite dans la seconde moitié du XXe siècle que la baignade en Seine se raréfie, du fait notamment du développement des piscines qui répondent à une recherche de cadres plus artificiels et maîtrisés pour ces pratiques de loisirs.

Des baigneurs encore aujourd’hui

Mais aujourd’hui encore susbsistent des nageurs occasionnels, militants ou réguliers, dans les cours d’eau parisiens. D’abord, des compétitions sportives ont pu amener des athlètes à évoluer dans la Seine, en 2012 par exemple pour le triathlon de Paris, et plus progressivement depuis quelques années.

Dans le sport amateur, des nageurs en eau froide se sont également mis à s’exercer dans les canaux depuis quelques années, malgré l’interdiction. Pour faire face aux risques induits par les températures de l’eau, et, peut-être, à la surveillance de la police, ils mettent en place leurs propres règles de sécurité : surveillance entre eux depuis la berge, port de bouée flottante et de bonnet afin de toujours être bien visible. À ce jour, ces nageurs n’ont jamais été verbalisés.

D’autres baignades ont également eu lieu ces dernières années à des fins plus militantes. On peut penser par exemple aux membre du parti des Verts (parmi lesquels se trouvait Cécile Duflot) en 2005 qui se sont baigné dans la Seine afin d’alerter, lors de la Journée Mondiale de l’eau, sur la pollution de cette ressource naturelle.

Plonger dans la Seine pour alerter sur la pollution de celle-ci, l’idée n’était pas nouvelle. Elle est même la marque de fabrique de l’ONG European River Network créée en 1994 et connue pour ses Big Jump, des baignades collectives réclamant chaque année une meilleure qualité de l’eau.

À la même période en région parisienne, le syndicat Marne Vive se crée pour rendre la rivière à nouveau baignable et protéger sa faune et sa flore. En association avec des élus locaux, il organise également des Big Jump depuis le début des années 2000.

Ces derniers jours, des membres du collectif Bassines, Non merci, ont eux aussi fait un plongeon militant parisien pour dénoncer l’accaparement des ressources en eau, en amont de mobilisations prévues dans le Poitou contre des projets de méga-bassines agricoles.

D’autres acteurs militants ont également pu se mobiliser pour rendre les cours d’eau parisiens appropriables pour la baignade. C’est le cas du Laboratoire des Baignades urbaines expérimentales, qui utilisait des mises à l’eau collectives « pirates » et les relayait sur les réseaux sociaux et dans les médias, pour amener les collectivités locales à se saisir du sujet.

Enfin, malgré l’interdiction générale de se baigner dans tout Paris, il faut également rappeler que la pratique est à nouveau permise sous conditions dans le bassin de la Villette et dans le canal Saint-Martin l’été. Depuis quelques années, la Ville de Paris y organise elle-même des baignades collectives, sous surveillance et limitées dans l’espace et le temps. C’est là un des paradoxes de la baignade urbaine parisienne : d’un côté les pouvoirs publics font des efforts sur la qualité de l’eau, notamment pour ouvrir des sites où l’on peut nager, de l’autre ils renforcent l’interdiction globale de se baigner dans la Seine, via par exemple une signalétique plus présente.

Ailleurs en Europe, de multiples incarnations des baignades urbaines

Si l’on dézoome maintenant et que l’on regarde les pratiques de baignade urbaine en Europe, on constate qu’un peu partout des citadins se baignent déjà sans quitter leur ville. C’est le cas par exemple à Bâle, Zurich, Berne, Copenhague, Vienne, Amsterdam, Bruges, Munich… Il reste cependant difficile de dresser une liste exhaustive, du fait des différentes manières de penser la réglementation urbaine à travers l’Europe, où la baignade peut être autorisée, tolérée, interdite mais de fait acceptée.

Dans ces différentes villes, la pratique généralisée de la baignade a pu être un objectif à atteindre, ou bien un effet secondaire de politiques d’assainissement des eaux. C’est le cas par exemple de Copenhague, traversée, non par une rivière mais par un bras de mer. Dans les années 1990, la ville rénove son système d’assainissement vieillissant et restaure le port, notamment pour éviter des débordements. Elle poursuit également les politiques nationales mises en ouvre depuis les années 1970 sur la préservation de la qualité de l’eau et la biodiversité aquatique.

Des aménagements ainsi faits par des services séparés et pour des buts parfois différents vont progressivement améliorer la qualité des eaux de la ville de Copenhague, qui cherche alors à mettre en lumière la nouvelle qualité environnementale atteinte. Il est d’abord question de développer les loisirs en rapport avec l’eau. On pense pour cela à des zones de pêche, d’observation de la faune et de la flore avec un projet d’aquarium, au développement du canoë. Mais c’est finalement une zone de baignade qui va être inaugurée au début des années 2000, baptisée « Harbour Bath ». Censé être temporaire, ce site, devant le grand succès rencontré sera finalement pérennisé. Quelques vingt ans plus tard, la baignade urbaine est devenue un atout que la municipalité de Copenhague n’hésite pas à mettre en avant, en distribuant par exemple des cartes des zones baignables aux touristes.

Harbour Bath à Copenhague. Heather Cowper/Flickr

On le voit, les liens entre baignade en eau libre et amélioration de la qualité de l’eau sont variés. La pratique peut être utilisée pour alerter sur la nécessité d’améliorer la qualité de l’eau, comme pour remporter l’adhésion des populations et des élus à des projets d’assainissement.

En Europe, de nombreuses directives pour préserver la biodiversité et la qualité des eaux ont poussé les municipalités à assainir les eaux qui les traversent. C’est d’ailleurs dans ce cadre que Jacques Chirac promet en 1988 qu’il se baignera dans la Seine, après avoir évoqué le retour de nombres d’espèces de poissons symptomatiques d’un meilleur état du fleuve. Dans cet extrait, on voit qu’il ne cherche pas à rendre la Seine baignable à nouveau pour l’ensemble des Parisiens, mais à faire la démonstration d’une meilleure qualité de l’eau.

La baignade à l’heure du réchauffement climatique : une nécessité ?

Une autre motivation prend une importance croissante dans la mise en baignade des cours d’eau urbains : l’accès des populations à des lieux frais face à des canicules de plus en plus récurrentes. Paris demeure particulièrement vulnérable à ce bouleversement climatique, à cause de son urbanisation dense et minérale. Elle est considérée par une dernière étude scientifique récente comme une des villes européennes les plus meurtrières en cas de canicule.

L’effet d’îlot de chaleur urbain y est particulièrement fort, et le parc immobilier demeure peu adapté aux canicules. La possibilité de trouver à se rafraîchir en dehors de chez soi prend alors de l’importance, et les cours d’eau sont de plus en plus vus comme une solution potentielle. Mais les quais sont souvent très exposés au soleil, et c’est donc bien le contact direct avec l’eau qui peut tempérer le plus efficacement les corps, dans une certaine limite. Des baignades temporaires sont ainsi mises en place par la Ville de Paris, d’abord sous forme de piscines démontables, puis directement dans les canaux. Le bassin de la Villette par exemple, est intégré au au plan Parcours Fraîcheur de la Mairie, ainsi que dans son plan Canicule.

La baignade dans la Seine était également évoquée dès 2015 dans la stratégie d’adaptation de la ville de Paris, dans un contexte de refonte générale des politiques municipales de l’eau engagée par la remunicipalisation d’Eau de Paris.

Près de dix ans plus tard et à quelques jours des Jeux olympiques, si l’avenir de la baignade à Paris paraît encore incertain, une chose reste, elle, sûre : rarement le sujet des baignades urbaines n’a suscité autant de discussions, d’intérêt et de médiatisation.

À propos de l’autrice : Julia Moutiez. Doctorante en Architecture et Enseignante à l’École d’architecture de Paris Val-de-Seine, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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