Partager la publication "Pollution sonore des océans : des solutions pour baisser le volume"
Mais quelle idée d’avoir appelé les océans le monde du silence ! C’est tout le contraire. Le son a toujours été une composante de l’océan. Sous l’eau, on n’y voit pas très clair, mais on entend le chant des baleines, le tumulte d’un orage, le cliquetis des crevettes… Et la plupart des espèces animales marines, depuis les mollusques jusqu’aux cétacés, en passant par le plancton, perçoivent les ondes sonores d’une façon ou d’une autre.
Ce sens – qui leur permet de communiquer, repérer les dangers, trouver de la nourriture… – est indispensable à leur équilibre. Mais l’harmonie de ce grand orchestre océanique est gravement menacée. L’humain et ses activités soumettent la faune marine à un intolérable tintamarre qui vient tout brouiller. La communauté scientifique l’a démontré ces dernières années : la pollution sonore des océans fait partie des causes de l’érosion de la biodiversité marine. Un fléau face auquel de plus en plus d’acteurs de la mer proposent des solutions pour faire enfin baisser le volume là-dessous.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°33, paru en février 2021, disponible sur notre boutique en ligne.
Sonars militaires
Mars 2000, aux Bahamas : une quinzaine de baleines à bec et de dauphins s’échouent sur les plages. Leurs organes auditifs sont gravement endommagés par les sonars de bateaux de l’armée américaine, naviguant dans les parages. Madagascar, en 2008 : une centaine de dauphins d’Electre agonisent sur les côtes. Eux aussi sont blessés et désorientés par des sonars, ceux d’ExxonMobil, qui fait de la prospection pétrolière dans le coin.
Ces drames ont participé à une prise de conscience. Les scientifiques, depuis, ont abondamment fait le lien entre les échouages de cétacés et l’utilisation de sonars. Ils ont aussi démontré bien d’autres calvaires subis par les animaux marins à cause du bruit humain. Les marsouins et phoques d’Europe du Nord, par exemple, qui fuient les chantiers de parcs éoliens maritimes. Le fracas causé par l’implantation des tubes d’acier les contraint à abandonner leurs lieux de vie, ceux où ils se nourrissent, se reproduisent.
On sait aussi que la prospection sismique du pétrole sous-marin, au moyen de canons à air comprimé, fait grimper le taux d’hormone du stress chez le saumon atlantique et le bar européen. Ce bruit explosif peut encore causer des lésions internes chez les calmars géants. Il entraine une surmortalité des crabes des neiges ou du zooplancton, et en particulier des larves de krill.
Les sons dans l’eau se propagent quatre fois plus vite que dans l’air. Ils peuvent voyager sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. Alors quand les humains font du tapage, l’ambiance sous-marine devient insupportable.
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100 fois plus de puissance sonore dans les océans
“Le niveau de bruit moyen dans les mers les plus fréquentées a été augmenté de près de 20 décibels sur ces cinquante dernières années, c’est-à-dire 100 fois plus de puissance sonore et une portée 10 fois supérieure”, avance sur son site internet le projet européen Piaquo, qui réunit depuis 2019 une dizaine de membres – des entreprises, mais aussi des labos de recherche français et italiens – visant à réduire l’impact sonore des transports maritimes.
Pas moyen, pour les habitants des fonds de la mer, de se boucher les oreilles ou de fermer la porte ! Il y a donc le trafic maritime, les sonars des militaires ou de l’industrie du pétrole, les coups sur les pieux pour construire des éoliennes ou des plateformes, mais aussi les activités portuaires, celles liées à la recherche, les constructions côtières, l’extraction de granulats, l’installation de câbles, la pêche et l’aquaculture, les jet-skis… Beaucoup de ces nuisances sont localisées et limitées dans le temps, et ce sont en général les plus violentes. Celles causées par le trafic maritime, elles, sont diffuses, formant un fond sonore permanent.
“Au début, quand j’en parlais, on m’écoutait gentiment avec un sourire en coin”, raconte l’acousticien Thomas Folegot. Dès 2010, ce pionnier a créé le cabinet d’études spécialisé Quiet-Oceans. Depuis, la recherche scientifique et les alertes d’ONG ont changé la donne. Une directive européenne de 2008 aussi. Baptisée “stratégie pour le milieu marin” (DCSMM), elle demande aux États membres de diminuer les pressions exercées sur les océans pour maintenir leur bon état écologique. La DCSMM mentionne le problème du bruit parmi ces pressions. “Aujourd’hui, c’est admis, poursuit le dirigeant de Quiet-Oceans, tout le monde est au fait. Mais ça reste très neuf, beaucoup de choses sont encore à découvrir. On en est au début de l’histoire.”
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Un cocon de bulles d’air
Cette histoire en cours, Thomas Folegot contribue largement à l’écrire. Il a modélisé des cartes de bruit, qui racontent l’évolution des différentes nuisances sonores dans le temps et l’espace, montrant les espèces affectées. “Ce type de cartes est devenu un standard, se réjouit-il. Elles permettent de faire comprendre le phénomène aux différents acteurs, de prévoir les impacts sonores d’un projet et de les réduire, ce qui est devenu obligatoire avec la DCSMM.”
Avec son équipe de quatorze personnes, Thomas Folegot accompagne les promoteurs de chantiers d’éoliennes en mer. Ils évitent alors, par exemple, de démarrer les travaux quand des cétacés sont dans le coin. “On vérifie aussi l’efficacité des rideaux de bulles”, explique l’acousticien. Ces dispositifs créent un cocon de bulles d’air autour de la source de bruit pour limiter la propagation des ondes.
Quiet-Oceans participe par ailleurs à des programmes de recherche. Et justement, l’un d’eux porte sur une alternative aux rideaux de bulles. Ces derniers ont le mérite d’exister, mais ils sont énergivores (il faut générer des bulles en permanence) et chers (compter 15 à 20 millions d’euros pour insonoriser un parc éolien en construction). Les six partenaires réunis au sein d’Agescic (Quiet-Oceans, Bouygues travaux publics…) mettent au point une membrane remplie d’air qu’on n’a pas besoin de renouveler et qui confine en outre les matières émises par le chantier.
Des technologies silencieuses
L’autre gros dossier de la pollution sonore, c’est le transport maritime. L’équipe de Quiet-Oceans fait également partie du programme européen Piaquo, que pilote l’industriel français Naval Group, spécialiste de la construction navale de défense. Et en particulier des technologies silencieuses, car, depuis toujours, les bateaux et sous-marins militaires doivent rester discrets.
“On met notre savoir-faire accumulé au service du civil”, résume Damien Demoor, développeur innovation chez Naval Group et chef du projet Piaquo. En 2021, ses équipes vont notamment tester sur deux bateaux (un de 28 mètres et un grand ferry) des hélices qui provoquent une cavitation amoindrie.
La cavitation – les bulles produites par la rotation de l’hélice – est une source majeure de bruit. “Et installer une hélice plus performante est un changement facile à faire, quand on rénove un bateau”, précise Damien Demoor. L’un des autres objectifs de Piaquo est de créer un système de mesure des nuisances sonores. “Il faut cesser de faire du bruit, d’accord, mais pour cela, il faut connaitre la quantité de bruit qu’on produit, explique le responsable de Piaquo. Jusqu’ici seuls les sous-marins avaient cette préoccupation. On va transférer nos techniques de mesure aux ferrys, en faisant baisser leur cout, car ces derniers n’ont pas besoin du même niveau de précision.”
Signature acoustique
“La mesure de la signature acoustique des navires est un élément clé pour l’action, souligne Cécile Rafat, juriste chargée de l’environnement et de la communication aux Armateurs de France, qui regroupe 57 entreprises du secteur. Et il y a encore beaucoup d’inconnues à résoudre. Mais on fait déjà notre part.” L’organisation professionnelle participe aux discussions qui ont lieu sur le sujet du bruit – depuis peu – à l’Organisation maritime internationale (OMI), pour aboutir à des règlementations au niveau mondial.
Elle a développé avec Surfrider Foundation Europe un programme de certification environnementale, Green Marine Europe, qui engage les armateurs à réduire le bruit (les six premiers ont été labellisés en octobre 2020). Elle collabore aussi avec le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), une ONG en pointe sur le sujet.
À l’IFAW en France, Aurore Morin est chargée de la campagne sur les pollutions sonores. “La mesure la plus efficace, insiste-t-elle, c’est de réduire la vitesse des navires.” L’expérience a été menée en 2017, dans le détroit canadien de Haro, au sud de l’ile de Vancouver. On a demandé aux navires marchands de réduire leur vitesse à 11 nœuds (20 km/h), alors qu’ils évoluent habituellement entre 13 et 18 nœuds (soit entre 24 et 33 km/h). “Cela a baissé l’intensité sonore de la zone de 50 %, s’enthousiasme Aurore Morin. Et diminuer la vitesse permet en prime de baisser le risque de collisions avec les cétacés et les émissions de CO2. Mais pour que ça marche, il faut l’imposer à l’échelle mondiale, sans quoi cela pose des problèmes de concurrence.” D’où l’importance des négociations à l’échelle de l’Organisation maritime internationale.
“Ralentir, c’est la base”
“Le trafic maritime est en phase de croissance. Les intérêts économiques sont lourds, le problème reste devant nous, même s’il y a du mieux”, commente Alain Barcelo, responsable scientifique du parc national de Port-Cros. Il anime la partie française de Sanctuaire Pelagos, un espace maritime qui fait l’objet d’un accord entre l’Italie, Monaco et la France pour la protection des mammifères marins.
Pour lutter contre le bruit, il travaille à la limitation des courses de jet-skis, accompagne la préfecture maritime pour réduire l’impact sonore des opérations de déminage qu’elle mène dans la zone.
“Les ferrys pour la Corse, raconte-t-il, sont à deux rotations par jour, ce qui implique une certaine vitesse des navires. C’est une question de rentabilité, de demande du public aussi. Or ralentir, c’est la base. Les consommateurs doivent prendre conscience de l’enjeu. Il faut qu’on s’habitue à ce que les produits qui voyagent par bateau mettent plus de temps à nous parvenir, qu’on achète plus local aussi, pour diminuer le trafic.” Ne plus acheter de produits fabriqués dans des pays lointains, ça pourrait donc servir aussi à ça : respecter l’environnement sonore et la vie de la faune sous-marine.