Partager la publication "Surveillance et résilience : un quotidien sous l’œil numérique en Chine"
Pensez-vous souvent aux traces numériques que vous laissez quand vous parcourez le web, achetez en ligne, commentez sur les réseaux sociaux ou passez devant une caméra à reconnaissance faciale ? La surveillance des citoyens par les États se développe dans le monde entier, mais c’est une réalité de la vie quotidienne en Chine, où elle a des racines historiques profondes. En Chine, on ne paie presque plus rien en liquide. Des “super-plateformes” rendent la vie facile : on utilise Alipay ou WeChat Pay pour payer un trajet de métro ou de bus, louer un vélo, héler un taxi, faire des achats en ligne, réserver des billets de train et de spectacle, partager l’addition au restaurant ou régler ses impôts et ses factures d’électricité.
Sur ces mêmes plates-formes, on consulte les nouvelles, on se divertit, on échange d’innombrables messages texte, audio et vidéo, personnels et professionnels. Tout ceci est lié au numéro de téléphone de l’utilisateur, lui-même enregistré sous son identité. Le gouvernement a accès aux données collectées par Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi et autres opérateurs.
Les listes noires (citoyens indignes de confiance), listes rouges (citoyens méritoires) et les systèmes de “crédit social” privés et publics ont fait couler beaucoup d’encre. Pourtant, les travaux récents ont montré que ces systèmes sont encore fragmentés et dispersés sur le plan de la collecte et de l’analyse des données. Ils sont aussi plus artisanaux qu’algorithmiques, avec des processus parfois manuels d’entrée des données et peu de capacités à construire des profils intégrés de citoyens en compilant l’ensemble des données disponibles.
Comment les citoyens chinois vivent-ils cette exposition de tous les instants ? Dans mon ouvrage Living with Digital Surveillance in China : Citizens’ Narratives on Technology, Privacy and Governance, je présente une recherche que j’ai menée en 2019 en Chine. Cet ouvrage repose notamment sur 58 entretiens approfondis semi-structurés avec des participants chinois recrutés avec l’aide de mes collègues dans trois universités à Pékin, Shanghai et Chengdu.
Comme mes collègues Genia Kostka et Chuncheng Liu, j’ai constaté que de nombreux participants à ma recherche voient la surveillance comme indispensable pour remédier aux problèmes de la Chine. Cet appui est sous-tendu par un système cohérent de récits angoissants, auxquels remédient des récits rédempteurs. Les récits angoissants insistent sur les lacunes morales que les participants à la recherche attribuent à la Chine : presque tous parlent du « défaut de qualité morale » de leurs concitoyens, qui se comporteraient comme des enfants ayant peu de sens moral.
La surveillance permet ainsi de faire appliquer les règles en punissant les contrevenants et de faire en sorte que les gens se comportent mieux. Les lacunes morales sont, dans le discours des participants, responsables du « siècle d’humiliations » vécu par la Chine depuis les guerres de l’opium et les invasions par le Japon : « civiliser » la population permettra à la Chine de gagner la reconnaissance internationale qu’elle désire ardemment.
Enfin, le fait de vouloir protéger sa vie privée est souvent vu comme une volonté de cacher des secrets honteux pour sauver la face. Là aussi, la surveillance permet de démasquer ces zones d’ombre et de gagner en moralité. À ces récits de honte et de peur répondent d’autres qui agissent comme un antidote : celui du gouvernement comme figure protectrice, c’est-à-dire qui agit comme un parent bienveillant garantissant sécurité et prospérité à ses enfants, et celui, résolument techno-optimiste, de la technologie comme solution magique à tous les problèmes de la Chine et force civilisatrice qui va la propulser sur la voie de la reconnaissance internationale.
Pourtant, les personnes avec lesquelles je me suis entretenue expriment également de la frustration, de la peur et de la colère à l’égard de la surveillance d’État. Près de 90 % d’entre eux emploient une ou plusieurs tactiques mentales pour se distancer et se protéger de la surveillance.
Mon analyse a permis d’en dégager quatre types :
1 – Mettre la surveillance sous le tapis
2 – Voir la surveillance comme ciblant les autres :
3 – Se mettre des œillères :
4 – S’en remettre au fatalisme :
« Personne ne peut l’éviter… Je ne sais pas comment éviter ce risque, alors je l’accepte. » ; « Nous pensons que ce n’est inutile, enfin, cela ne sert à rien de passer du temps à discuter du système de crédit social puisque nous ne pouvons pas le changer. »
En somme, l’imaginaire chinois de la surveillance est caractérisé par de fortes tensions psychiques : ce sont les mêmes personnes qui soutiennent la surveillance comme étant nécessaire dans le contexte chinois, et qui pourtant expriment tout le poids que cette exposition fait porter sur eux.
Ce poids s’exerce tant sur le plan cognitif, comme la variété des tactiques mentales d’auto-protection le montre, que sur le plan émotionnel, avec des réactions et un langage corporel particulièrement parlant.
Et qu’en est-il pour nous ? Nous sommes aussi, dans les démocraties libérales occidentales, exposés à la surveillance numérique. Nos imaginaires de la surveillance sont, eux aussi, façonnés par nos environnements sociopolitiques, culturels et économiques. Mon travail me donne à penser que nos récits sur la surveillance sont pour partie communs à ceux des Chinois, et pour partie distincts.
Et vous, comment voyez-vous notre relation à la surveillance ?
À propos de l’autrice : Ariane Ollier-Malaterre. Professeure de management et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle, Université du Québec à Montréal (UQAM).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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