L’été s’en est allé, et les grandes polémiques d’avant les vacances sur le retour du tourisme de masse à l’issue de la pandémie se sont éteintes. Raison de plus pour ne pas laisser les choses en l’état car il y va de beaucoup plus qu’on ne croit.
Que disaient les adversaires de ce tourisme carnivore ? Qu’il polluait la nature et fracassait les cultures. Le spectacle des gigantesques paquebots de croisière dans la lagune de Venise en était le symbole le plus emblématique. Que répondaient les tenants de ce tourisme sans complexe ? Qu’il générait une manne financière désormais si colossale que plus personne ne pouvait s’en passer – et ne devait s’en passer.
Les premiers parlaient de protection et de liberté, les seconds de développement et de prospérité. Les défenseurs d’un monde équilibré demandaient de la mesure en toute chose, refusant de confondre la démocratisation du voyage et sa massification. Les promoteurs d’un consumérisme sans horizon les accusaient de se complaire dans un élitisme aristocratique contrevenant au progrès humain.
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Ces débats houleux escamotaient quelque chose d’autre, de plus invisible : le divorce définitif entre voyage et tourisme – parmi les nombreuses ruptures de paradigme que connaissent les temps modernes. C’est ce point qui mérite notre méditation aujourd’hui.
Regardons les choses de près : en 2019, 1,4 milliard d’individus ont pris l’avion dans le cadre de “voyages organisés”. Autrement dit : 1,4 milliard de touristes. Ce chiffre démentiel, jamais vu dans l’histoire de l’humanité, donne d’autant plus le tournis qu’il ne cessera de croître dans les années à venir, pandémie ou pas.
Cette chronique a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 35, actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne.
L’oubli vient vite en matière de restrictions tandis qu’il ne semble exister aucun frein à l’extension du monde marchand. Il est difficile de savoir combien de gens ont voyagé à titre individuel au cours de cette même période, mais ils ont été évidemment très inférieurs à 1,4 milliard – et de manière abyssale. Cela signifie que les touristes sont en train de noyer les voyageurs dans leur masse.
Mais au fond, qu’est-ce qu’un touriste et qu’est-ce qu’un voyageur ? Donnons-en la définition la plus évidente : le touriste est un “individu économique” qui, en contrepartie d’une certaine somme versée à un “voyagiste”, se voit offrir un séjour lointain formaté pour le plus grand nombre, sans qu’il ait à prodiguer d’effort. Le voyageur est un “individu non économique” qui refuse cette marchandisation et préfère exercer sa liberté et sa responsabilité en créant par lui-même son propre voyage, au risque de mettre à mal ses idées reçues.
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En somme, le touriste est celui qui sort son portefeuille pour qu’on lui procure un monde en coïncidence avec l’idée qu’il s’en fait, le voyageur, celui qui prend le risque d’aller voir par lui-même si le monde réel correspond à ce qu’on lui en a dit. Si l’on préfère : le touriste se protège, le voyageur s’expose.
La question est donc la suivante : ce que nous appelions jusqu’à présent le “voyageur” va-t-il disparaître au profit du “touriste” ? Cette question vaut dans le monde orwellien qui nous attend parce qu’on peut être certain que les États feront tout, à l’avenir, pour imposer le tourisme et supprimer peu à peu le voyage.
Simplement parce que le tourisme engendre du profit et légitime les régimes en place, quels qu’ils soient, tandis que le simple voyage développe une économie dérisoire et une propension à penser par soi-même, toujours gênante pour les idéologies en place, surtout dans les pays où la démocratie est un vain mot – et ils sont nombreux.
Jusqu’à il y a peu, le voyageur était le continuateur des entreprises de découverte initiées par les différentes civilisations de la planète. Le touriste à venir sera son successeur des temps post-humains où la quête de vérité n’intéresse plus guère. Comment protéger le premier – vrai représentant de la démocratie du voyage – et décourager le second ? Voilà où nous en sommes.
On en conclura ce que l’on veut, mais dans la mesure où le voyage régresse devant le tourisme, comment y voir un progrès humain ?
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