Respirer

Corentin de Chatelperron et Caroline Putz : cinq mois en autarcie low-tech

On n’a pas tous les jours la chance de rendre visite à des habitants du futur. C’est pourtant bien de ça dont il s’agit, en cette fin octobre 2024, quand on toque à la porte de la biosphère urbaine de Corentin de Chatelperron et Caroline Pultz. Pour franchir ce seuil temporel, il suffit d’un ticket de métro. Souvenez-vous, nous avions déjà rencontré ces aventuriers d’un monde low-tech en juin 2024 et découvert leur biosphère urbaine (voir WE DEMAIN n°47), lorsque le couple aménageait son nouveau cocon à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).

Dans 26 m2 nichés à l’étage d’une crèche désaffectée, isolés de chanvre et meublés de bois clair, ils ont expérimenté un quotidien ultrasobre, de mi-juin à mi-novembre 2024. Ils ont tenté de vivre comme on pourrait le faire en 2040, si on veut respecter l’objectif fixé par la COP21. Leur but était d’émettre moins de deux tonnes de CO2 par personne et par an (contre neuf aujourd’hui en moyenne, en France).

“Alors, comment ça va en 2040 ?”

Nous nous étions promis de nous revoir, tout près de la fin de l’aventure, pour la raconter en détail dans ces pages. Et nous voilà, assis sur une banquette de tissu écru, entre un élevage de grillons à notre gauche et un appétissant fouillis de menthe, persil et ciboulette à notre droite. Face à nous, Corentin à qui l’on demande : “Alors, comment ça va en 2040 ?”. Avant de vous livrer la réponse, précisons que nous étions un peu inquiets pour les deux aventuriers. Le couple a l’habitude des grands espaces. Corentin l’ingénieur et Caroline la designeuse, experte en champignons, ont passé quatre mois en autonomie dans le désert, au Mexique, en 2023.

Lui a bourlingué pendant près de dix ans à travers le globe en voilier, toujours avec cette quête de découvrir, tester et partager les techniques minimalistes qui nous permettraient de vivre heureux sans épuiser les ressources. “Caro et Coco” sont super à l’aise quand il s’agit de réparer des désalinisateurs sur une plage ou de cuisiner avec un concentrateur solaire pas loin des crotales et des lynx… Notre crainte était qu’ils soient moins adaptés à ce milieu urbain, à leurs yeux plus “extrême” que le désert ou la haute mer.

Quand la low-tech entre dans une bataille d’imaginaires

Cette nouvelle mission est essentielle. Plus de la moitié de la population mondiale est aujourd’hui citadine. Ce sera 70 % en 2050. Il s’agit de vérifier si les low-tech, jusque-là développées principalement dans les campagnes, peuvent trouver leur place dans un habitat ultradense, au cœur de la mégapole parisienne. Par ailleurs, avec leurs toilettes vivantes, leurs champignons cultivés dans la douche, leur bonne humeur, Caroline et Corentin ne se contentent pas de créer d’indispensables outils et un mode de vie sobre. Ils livrent une bataille des imaginaires.

“Elon Musk vient de dévoiler un nouveau robot censé être le domestique du futur, s’inquiète Corentin. Et plein de gens le suivent dans cette vision d’un avenir high-tech. Pour beaucoup, c’est ça une vie réussie. Un modèle insoutenable qui nous sépare toujours plus de la nature. Si nous menons l’expérience des biosphères au Mexique et à Boulogne, si nous nous mettons en scène, si nous témoignons… c’est pour montrer que le progrès est là, dans cette vie minimaliste. Ça nous paraît plus impactant de le vivre que d’écrire des rapports, pour en faire la démonstration.”

Un appartement écosystème, entre innovation et imprévus

Notez bien que le contre-modèle de Caro et Coco n’est pas celui de l’âge de pierre ou d’une communauté amish. Ils innovent. Leur proposition pour un futur sobre et heureux ? Un appartement écosystème, où l’on crée des alliances avec d’autres êtres vivants. Observons donc à la loupe comment ces deux-là vivent avec leurs camarades d’autres règnes… Ouf ! À première vue, ils sont en forme. “Nous nous sommes fait happer par le rythme accéléré de la ville, observe Corentin. Nous avons un emploi du temps de vrais Parisiens. Mais nous tenons bon, rassure-t-il en riant. Et surtout, l’expérience marche !” Il y a eu un drame cependant… Albert est mort. C’était début septembre.

Ce méthaniseur ressemble à un gros coussin d’environ deux mètres de long. Installé sur une terrasse en contrebas, il a été lancé avec le crottin du poney club du bout de la rue, il se nourrit d’invendus d’une boulangerie et de l’eau de l’évier. Albert est un appareil digestif géant. Ses micro-organismes transforment les déchets organiques en jus de compost et en gaz qui permet de cuisiner quarante-cinq minutes par jour. Il pétait le feu (c’est le cas de le dire) en juillet et en août. Mais les premiers frimas de l’automne ont eu raison de lui.

L’humoriste (et écolo) à succès Swann Périssé, une amie, prenait alors soin de l’appart’ écosystème pendant que le couple s’offrait une semaine de vacances à vélo. “Elle tentait de sauver Albert en rentrant, la nuit, avec une lampe torche, se marre Corentin. Conclusion : il faudrait le protéger du froid, dans une cave, par exemple. Swann a aussi eu des problèmes avec le système électrique qui est calé sur notre rythme et pas sur celui d’une noctambule.”

Une gestion solaire et maligne de l’énergie et de l’eau

Pour l’électricité, c’est avec le soleil qu’ils font alliance. Comptez 4 m2 de panneaux photovoltaïques, une batterie et un dispositif, baptisé le “cerveau”, fait d’électronique Arduino (la marque chouchou des adeptes de la low-tech, en licence libre). Selon qu’on appuie sur l’interrupteur “soleil” ou “nuage”, le cerveau calcule l’énergie disponible et la distribue aux appareils qui en ont besoin. Il y a le chauffe-eau, la pompe à eau pour les plantes, la bouilloire, la cocotte. Et puisqu’on ne peut plus compter sur le gaz d’Albert, Corentin a fabriqué une minifriteuse avec une poêle et une résistance. “Trois minutes de chauffe, un peu d’huile et on y jette les grillons pour les frire.”

Voyons maintenant la douche. “Nous avions prévu cinq litres par douche, nous en utilisons seulement entre deux et trois (comptez 60 litres pour un Français moyen, NDLR). L’eau sort brumisée et se refroidit progressivement pour terminer par du froid, bon pour la santé. C’est vraiment agréable. On est très contents.” Les pleurotes, aussi.

Pleurotes dans la douche, larves dans les WC

Les pleurotes, ces champignons riches en vitamines et minéraux, profitent de l’humidité et de la chaleur pour pousser là, sur des cylindres suspendus. Après récolte, le substrat, plein des filaments de mycélium, est converti en abat-jour ou en panneaux isolants. Les bactéries qui traitent l’eau dans un bac au sol font leur boulot purificateur.

Le labo qui analyse l’eau de la douche et l’urine des habitants estime que le cocktail composé de ces deux ingrédients est plein de bons nutriments pour les plantes qui poussent dans la cuisine. Et puisqu’on parle d’urine, allons humer l’air des toilettes voisines. Aucune odeur désagréable. Pourtant pas de chasse d’eau ici. Les matières fécales sont séparées des liquides, pour se mêler aux déchets organiques, broyés, de la cuisine. Des larves de mouches dévorent le mélange et en font du compost. Toutes les deux semaines, ces larves deviennent la nourriture de poules dans une ferme partenaire (qui hérite aussi du compost). Le travail d’élevage de mouches (et donc de larves) est délégué à deux habitants de Boulogne, Solène et Thomas, qui réapprovisionnent régulièrement la biosphère.

Grillons frits et miniforêt d’herbes

Tous ces liens qui se créent entre végétaux, humains, animaux, technos donnent le tournis, n’est-ce pas ? C’est le signe d’un milieu riche. Et la visite n’est pas terminée. Allons dans la cuisine. Le long des fenêtres, pousse une miniforêt de plantes comestibles (menthe, basilic, thym, origan, verveine, persil, oxalys, sauge ananas, capucines, romarin…). Leurs racines sont immergées dans 300 litres d’eau en circulation. “Cette masse liquide a aussi servi de climatiseur. Quand il fait chaud, on déborde d’électricité, donc la pompe marche à plein et l’eau circule beaucoup, ça rafraîchit l’air.” Près de l’entrée, les grillons stridulent doucement dans leur cage.

“J’adore leur chant, s’attendrit Corentin, je me sens chez moi quand je les entends. Pendant les deux premiers mois, nous n’en avons presque pas mangé, c’était galère de les récolter. Puis, nous avons fabriqué un piège pratique, avec un bocal. On s’attache à ces animaux. Quand tu les manges, tu te dis que ça a de la valeur, tu mesures que tu ôtes une vie. Mais je suis persuadé que les grillons sont une bonne solution. Leur impact est faible, ils apportent de la vitamine B12 [qui fait défaut dans les régimes vegan, NDLR]. Leur élevage est adapté à la ville. À São Paulo, au Brésil, on a visité une ferme de 100 m2 remplie de vers de farine et de grillons.”

“Les grillons sont une bonne solution, leur élevage est adapté à la ville.”

Une délicieuse cuisine low-tech à raison de 6 euros par jour et par personne

Au menu du futur manière low-tech et citadin, il y a donc des grillons, des herbes fraîches, des champignons cultivés sur place. Les œufs, les fruits et légumes viennent de la ferme des Loges, à Loges-en-Josas (Yvelines), où Caro et Coco bêchent et désherbent quelques heures par semaine en échange de ces victuailles, sur le principe du woofing. Le reste des produits d’épicerie (en vrac, pas d’emballages jetables dans l’écosystème) vient d’une épicerie participative, Mon Épi, ou d’un magasin bio. Ils s’en sortent en dépensant six euros par personne et par jour.

Caro et Coco sont accompagnés par le nutritionniste Anthony Berthou (auteur de Du bon sens dans notre assiette, Actes Sud) pour équilibrer leur alimentation. Ils se régalent d’œufs, d’oléagineux, de fruits et de pain au petit-déjeuner. À midi et le soir, ils visent un tiers de céréales, un tiers de légumineuses, un tiers de légumes. Les grillons, par- fumés d’épices ou d’herbes, viennent parfois rehausser le tout. “Une de mes recettes préférées, ce sont des boules de pain (composé de farine de blé complet, de pois chiches, d’épeautre…) cuites à la vapeur, comme des baos chinois, et farcies de légumes. Avec une sauce, un pesto par exemple, j’adore !”

“Plus on est nombreux à s’y mettre, plus c’est facile”

Pour compléter l’écosystème, ajoutez un projet d’intranet avec les voisins. Il permettrait d’éviter l’usage énergivore d’Internet, en partageant dans un réseau local des messages et des films, comme on le fait à Cuba. Dans la bande, on compte encore sur des chercheurs du Centre national d’études spatiales (Cnes), qui étudient la qua- lité de l’air. “Nous voulions voir si on peut fonctionner en gardant les fenêtres fermées, pour éviter de chauffer. On surveille la pollution intérieure avec des capteurs.” Une contradiction ? “Ces quelques auxiliaires high-tech sont comme un échafaudage. Pour faire des low-tech efficaces, on ne peut pas se fonder que sur du feeling, il faut une vraie démarche scientifique et donc des mesures précises.”

Les sciences sont aussi participatives dans la biosphère. On dénombre 800 personnes qui testent chez elles certains dispositifs de l’expérience: la douche-brumisateur, la culture de champignons, l’élevage des grillons, les toilettes vivantes… La biosphère attire par ailleurs des thésards en sociologie, en ergonomie ou en psychologie. Et elle reçoit la visite d’élus et d’entrepreneurs curieux.

On ne peut pas se fonder que sur du feeling. Il faut une vraie démarche scientifique.

Les low-tech en ville, une révolution à portée de main

L’engouement est réel. De là à battre la vision mortifère d’Elon Musk, le chemin est long… Reste que selon Corentin, la preuve est faite. “Les low-tech sont à l’échelle de la ville et de sa densité. Elles y gagnent en efficacité, puisqu’on peut s’unir, créer des filières. Plus on est nombreux à s’y mettre, plus c’est facile. Et si tout le monde vivait comme ça en ville, ce serait génial ! On n’a pas encore fait les mesures, mais on est sans doute en dessous de l’objectif des deux tonnes d’émission. Et on coche toutes les cases : on dépense peu d’argent, on vit sainement, en y passant très peu de temps. Il nous faut quelques minutes par jour à peine pour gérer l’écosystème.”

C’en est presque frustrant pour l’aventurier, habitué à prendre des risques ! “Je m’attendais à un truc de dingue, mais on mène une vie normale. C’est une bonne nouvelle. Ça paraît carrément jouable.”

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