En troquant des graines sur le net, ils défient l’industrie des semences

Du commerce de produits financiers au troc de graines. C’est le virage professionnel qu’a pris Sébastien Wittevert il y a trois ans. Cadre dans la finance, il plaque alors son job pour créer Graines de Troc, une plateforme participative dont le principe est simple : inviter les particuliers à échanger des graines de chia, de petits pois carrés, de roses trémières… Et ainsi participer à défendre la biodiversité.

“Ce fut un long cheminement, mais le jour où j’ai mis les pieds dans une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), j’ai su qu’il fallait que je fasse quelque chose pour participer moi aussi à la transition écologique indispensable que nous sommes en train de construire.”

La plateforme de Sébastien Wittevert rassemble aujourd’hui plus de 5 000 troqueurs, qui s’échangent 3 000 variétés de graines.

Le système se veut simple et accessible. Pour encourager les utilisateurs à ne plus se contenter d’acheter des graines, mais à en produire et à les échanger, il s’appuie sur une monnaie virtuelle symbolisée par des jetons. Le premier est offert. Mais pour “gagner” les jetons suivants, il faut expédier par courrier des graines à d’autres troqueurs.

Cette façon inédite de se réapproprier des semences disparues du commerce, de particulier à particulier, l’ancien cadre l’a construite en s’appuyant sur son expérience professionnelle des monnaies virtuelles. Affranchie de tout échange monétaire, cette pratique s’en retrouve entièrement légale. Graine de troc s’évite ainsi de connaitre le même sort que Kokopelli, une autre association de défense des semences libres, poursuivie en justice  en 2014 pour commercialisation de variétés anciennes non homologuées au catalogue officiel

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ÉCHANGE DE SAVOIR-FAIRE
 
En plus de pouvoir troquer des graines, les utilisateurs du site disposent d’un forum, dans lequel ils peuvent mutualiser leurs savoir-faire : techniques de semis, astuces pour monter son potager, recettes, repérage des espèces invasives ou dangereuses.
 
À en croire son fondateur, désormais entouré de trois salariés, le site ne cesse de gagner en visibilité et en fréquentation.

“Nous recensons 600 échanges quotidiens et 13 000 échanges au total”, explique à We Demain Sébastien Wittevert, qui veut croire que ce dynamisme est le “signe que de plus en plus de gens sont en train de se convertir à cette alternative simple de désobéissance citoyenne”.

Si l’ancien financier parle de “désobéissance”, c’est que, selon lui, le succès de la plateforme exprime “un rejet des multiples normes agricoles”. Car s’il est aisé d’acheter des semences, la plupart de celles-ci sont la propriétés de grandes entreprises. Quant aux variétés anciennes, comme le basilic cannelle, elles sont aujourd’hui très difficiles à trouver.

JARDINIERS AMATEURS



Pour Sébastien Wittevert, cela s’explique par la standardisation des graines, soigneusement croisées et sélectionnées par leurs détenteurs. À eux seuls, les grands groupes de biotechnologie agricole comme Monsanto, Syngenta, Pioneer, Bayer, Limagrain ou encore Vilmorin contrôlent 75 % du marché mondial des semences. Ces derniers produisent principalement des graines “hybrides F1”, qui, sans être forcément génétiquement modifiées, ne sont pas utilisables au-delà d’une saison. Une façon de contraindre leurs utilisateurs à les racheter chaque année.

Mais la résistance s’organise. “Aujourd’hui, ce sont les jardiniers amateurs qui conservent la biodiversité et constituent un réservoir pour les agriculteurs”, estime Blanche Magarinos-Rey, avocate en droit de l’environnement et de l’urbanisme. Ce monde des jardinier amateurs, elle le connait bien. C’est elle qui a assuré la défense de Kokopelli  lors du procès engagé par des semenciers contre cette association.

Malgré ses déboires judiciaires, sur son site Internet, Kokopelli continue de commercialiser 1 300 variétés de semences. Tapez-y “basilic” et vous obtiendrez deux pages entières consacrées aux différentes variétés de cette plante. Qu’elles soient “à floraison tardive”, “au parfum d’anis”, “à feuilles mauve” ou “pouvant atteindre la taille d’une main”, ces dernières sont difficilement trouvables dans le commerce. Et si Kokopelli a été condamnée pour avoir vendu de telles semences non-homologuées, leurs acheteurs, eux, ne risquent rien aux yeux de la loi, qu’ils soient agriculteurs ou jardiniers amateurs.

La démarche de Kokopelli, “en résistance ouverte aux géants de l’agro-industrie”, a beau avoir été jugée illégale, elle repose sur le même constat que celui établi par Sébastien Wittvert : en un millénaire, les trois quarts des espèces de plantes ont disparu selon la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture). En cause, un vaste mouvement de contrôle des semences, enclenché à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. 

En France, les agriculteurs peuvent certes inscrire leurs propres semences au “catalogue officiel des espèces et variétés”, mais la démarche s’avère redoutablement compliquée. Les semences doivent être nouvelles, donner lieu à des plantes identiques et génétiquement stables. De plus, toute nouvelle inscription est facturée en moyenne 500 euros, sans compter le paiement de droits annuels.

Des tarifs jugés “prohibitifs” par l’avocate. Et nombre d’acteurs du monde agricole, qui se retrouvent contraints de faire leur choix parmi le petit nombre de semences commercialisées par les multinationales.

TRAÇABILITÉ DES CULTURES

Parmi les “gardiens” de ce catalogue, on trouve le GNIS (Groupement National Interprofessionnel des Semences), qui est en charge de vérifier si les semences respectent les nombreux critères de certification.

Pour Delphine Guey, responsable des affaires publiques au GNIS, de telles restrictions “garantissent la qualité, la réussite et la traçabilité des cultures”. Une façon, selon elle, de “favoriser une biodiversité de qualité, avec plus de 73 entreprises françaises, qui chaque année, créent de nouvelles variétés”. Des semences “identifiables, indemnes de virus et pures, non assimilées à des mauvaises herbes.”

Interrogée sur la démarche de Graines de Troc, Kokopelli et autres associations comme Semences Paysannes ou la plateforme Semons, qui dénoncent en choeur “la disparition des variétés de pays” , Delphine Guey pointe “un manque d’information de la part de ces acteurs”. “Il n’y a pas de monopole”, martèle-t-elle. Au contraire, pour la représentante du GNIS, la France jouit d’une grande variété d’espèces inscrites au catalogue et la “biodiversité remonte depuis les années 1990, avec l’engouement autour du jardinage et du mieux-vivre”.

En proposant des échanges de graines non commerciaux, le fondateur de Graines de Troc, lui, entend faire vivre la biodiversité autrement. Pour Sébastien Wittevert, l’essor de la lutte contre “les standardisations” signe le début de la fin d’un encadrement excessif de la biodiversité. 

Un mouvement dans lequel il s’investit au-delà de son site, à travers la création de potagers dans les écoles, l’organisation de d’ateliers ou encore de “grainothèques, des événements au cours desquels les graines de basilic, de tomate ou de petits pois s’échangent librement sur la place publique.


Lara Charmeil
Journaliste à We Demain
@LaraCharmeil 
 

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