Quel est le point commun entre des rillettes de ragondin et du crabe chinois cuit à la vapeur, dont raffolent les habitants de Shangaï ? Ils peuvent être mangés en abondance pour la bonne cause !
Le ragondin d’Amérique du Sud (Myocastor coypus, de son nom savant) a été introduit pour la première fois en France en Indre-et-Loire, dans les années 1880, pour sa fourrure. Présent aujourd’hui sur tout le territoire de la métropole, il dégrade les berges des rivières où il loge et perturbe leur biodiversité.
Le crabe chinois (Eriocheir sinensis), était quant à lui surpêché dans son milieu d’origine, en Asie, ce qui explique sans doute son introduction en Europe au début du XXe siècle. On le signale pour la première fois en France autour de Boulogne, en 1930. Il se répand dans les estuaires de la Loire, de la Seine et de la Gironde. Et, en bon omnivore, y sur-consomme plantes aquatiques et œufs de poisson. Ragondin et crabe chinois sont classés comme “espèces exotiques envahissantes préoccupantes”, par l’Union européenne. Et le principe du repas où l’on vous convie est simple. Si nous mangions les espèces invasives, pour limiter leur expansion et leurs nuisances ?
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La faune et la flore voyagent depuis toujours. L’histoire des écosystèmes est faite de conquêtes, de mélanges, de nouveaux mariages parfois heureux. Mais aujourd’hui, tout s’accélère. Depuis quarante ans, chaque département français accueille en moyenne cinq nouvelles espèces exotiques envahissantes (EEE) tous les dix ans, selon les données du Centre de ressources sur les EEE.
Ces espèces invasives sont une des principales causes de la sixième extinction de masse en cours. Avec la destruction des habitats; la surexploitation des ressources; le réchauffement climatique et la pollution. Toujours selon le Centre de ressources EEE, ces espèces invasives menacent 32 % des oiseaux ; 30 % des amphibiens; 20 % des reptiles ; 17 % des mammifères terrestres ; et 15 % des mollusques figurant sur la liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), une ONG qui recense les espèces menacées.
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Pour enrayer ce fléau, la communauté internationale préconise la prévention, l’éradication et le contrôle. Et éventuellement… la gastronomie ! C’est en tout cas ce que la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) prônait dans un rapport sur la prolifération des méduses en Méditerranée et en mer Noire, paru en 2013. Les experts y décrivaient un cercle vicieux. La surpêche entraîne la disparition des grands prédateurs marins.
Les méduses ne sont plus dévorées par personne et se multiplient. Et comme elles se gavent de larves et de jeunes poissons, la population des autres espèces, déjà surpêchées, s’effondre encore plus. Cette prolifération de méduses est constatée dans tous les océans du monde. Elle a aussi pour cause le réchauffement climatique. Pour corriger ce déséquilibre, la FAO recommande bien sûr de lutter contre la surpêche et les émissions de gaz à effet de serre. Mais aussi de développer “des produits à base de méduses pour l’alimentation”.
La chair gélatineuse et gluante de ces animaux ne vous met pas en appétit ? Sachez que les Chinois, les Vietnamiens, les Japonais et les Coréens s’en régalent déjà. Les espèces les moins vénéneuses sont comestibles. On les plonge dans du sel pour qu’elles perdent en eau et gagnent en croquant. On les coupe en tranches qui font merveille en soupe ou en salade.
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Passer au grill (ou à la friteuse, ou au court-bouillon) le poisson-lion (Pterois volitans) est aussi vivement encouragé. Avec ses belles rayures orange et ses nageoires en éventail, cette star des aquariums, aussi appelée rascasse volante, est originaire de l’océan Indien et du Pacifique Sud. Sa population y est régulée par les mérous et les requins locaux. Dans les années 1980, le poisson-lion a déboulé au large de la Floride. Probablement transvasé depuis un aquarium, et les prédateurs locaux l’ont snobé.
Résultat : cet animal, dont la femelle pond quelque deux millions d’œufs par an, est devenu prépondérant en seulement quelques années sur la côte Est des États-Unis et dans la mer des Caraïbes. Il y dévore tout ce qui peut entrer dans sa bouche – petits poissons, mollusques, invertébrés – et appauvrit terriblement les écosystèmes. Au début des années 2010, il s’est pointé en Méditerranée, via la mer Rouge et le canal de Suez. Et il en ravage désormais toute sa moitié Est (voir WE DEMAIN n° 10).
Sur les côtes américaines, comme sur celles de Chypre ou de Grèce, les autorités locales et les ONG promeuvent sa capture. Les plongeurs le chassent au harpon. On lui ôte avec précaution ses épines venimeuses, avant de le passer au barbecue. Il est même vendu depuis 2016 dans la chaîne de supermarchés bio Whole Foods, aux États-Unis.
À Berlin, c’est un crustacé d’eau douce que les habitants sont invités à pêcher dans les étangs de la ville. L’écrevisse de Louisiane (Procambarus clarkii), originaire des États-Unis et du Mexique, y pullule depuis quelques années. Son omniprésence détruit la faune locale. Si bien que les responsables communaux ont lancé l’alerte. Et autorisé, en 2018, sa pêche (alors qu’il est localement interdit de ramasser toute autre espèce sauvage).
Depuis, on voit les grosses pinces rouges de l’écrevisse américaine sur les étals des marchés ou à la carte des restaurants de la ville. Un foodtruck, baptisé Holycrab, en a même fait sa spécialité. Ce resto de rue branché s’est installé sur le créneau des espèces invasives, avec un discours écolo. Il sert aussi du crabe chinois, du sanglier et bientôt, assurent ses fondateurs, du ragondin ou du raton-laveur.
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Alors, êtes-vous prêt à jouer votre rôle de super-prédateur pour tenter de rééquilibrer la chaîne alimentaire – après y avoir mis un bazar monumental en tant que membre de l’espèce humaine ? Nous, on a voulu essayer. Le hic, c’est que pour l’instant en France, les filières d’espèces invasives sont rares. Quand on n’est pas chasseur-cueilleur et qu’on habite la capitale, pas facile de s’approvisionner. Le crabe chinois, l’écrevisse de Louisiane ? Le poissonnier du coin ne connaît pas. On espère, en salivant déjà, trouver de la crépidule, coquillage qui a, paraît-il, une saveur de champignon. On la déguste marinée avec du rhum au Brésil ou plongée dans un bouillon dashi au Japon… Miam !
Cette native de la côte Est des États-Unis est arrivée en Angleterre au début du XXe siècle. Elle s’est accroché aux coques des navires lors du débarquement de Normandie, en 1944, et a pris ses aises le long du littoral de la Manche. En effet, la crépidule se multiplie à grande vitesse et se nourrit du même phytoplancton que ses camarades huîtres, moules ou palourdes, si bien qu’elle entrave leur développement. Une poignée de mareyeurs bretons a commencé sa commercialisation au détour des années 2010. Mais quelques coups de fil nous ont suffi à renoncer à la petite crépidule, surnommée le berlingot de la mer. Tous ont cessé d’en proposer, faute d’une clientèle suffisante. Une autre fois, si on a le temps, on filera dans la baie de Cancale les décrocher nous-même des rochers.
On fera aussi un détour par le Marais poitevin, où l’écrevisse de Louisiane provoque la disparition de sa cousine locale, l’écrevisse à pattes blanches. L’écrevisse américaine y est pêchée avec des “balances”, des casiers en métal fixés au bout d’une perche et remplis d’appâts. Pour cette fois, on se contentera d’une version congelée du crustacé : on trouve, parmi les surgelés Picard, de l’écrevisse de Louisiane sauvage, pêchée en Espagne, dans les lacs d’Estrémadure et les rizières d’Andalousie. Pour compléter le menu, un cuissot de sanglier, en surnombre en France, nous régalera. Il est commandé chez un charcutier du 4e arrondissement de Paris, le bien nommé Au sanglier, qui est allé le chercher pour nous au marché international de Rungis.
Pour ajouter de la verdure au menu, nous sommes partis en expédition au bois de Vincennes, avec un spécialiste des plantes sauvages comestibles, Christophe de Hody, fondateur du Chemin de la Nature pour cueillir des végétaux considérés comme envahissants, armoise des frères Verlot et vergerette du Canada. Ces provisions, nous les avons confiées à Clément Desbans, du restaurant Les Résistants (Paris 10e). Le chef les a magnifiées, dans des assiettes savoureuses et colorées, dont nous vous offrons les recettes. La preuve est faite : lutter contre les espèces invasives peut s’avérer un régal.
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