Partager la publication "Greta Thunberg & Naomi Klein : “Le cœur de la crise climatique est la justice écologique”"
Deux icônes de la lutte pour l’environnement réunies sur la même scène. À l’automne 2019, l’essayiste canado-américaine Naomi Klein a pu s’entretenir avec Greta Thunberg, devenue en quelques mois la figure de la lutte contre le dérèglement climatique, au point d’être désignée à l’âge de 16 ans personnalité de l’année 2019 par le magazine Time.
La première, âgée de 49 ans et autrice du best-seller anticapitaliste No Logo, vient alors de publier son septième livre, On Fire (Plan B pour la planète : le New Deal vert, Actes Sud), plaidoyer pour une révolution à la fois écologique et sociale.
La seconde a rejoint New York à bord d’un voilier pour prononcer un discours au sommet sur le climat des Nations unies, le 23 septembre. Nous publions ici la retranscription de ce débat, organisé par le site Internet d’investigation The Intercept.
Cet article a été publié dans le numéro 29 de la revue WE DEMAIN, en février 2020, encore disponible sur notre boutique en ligne
Naomi KLEIN : La vérité et le feu, voilà ce dont nous avons besoin ! Celle qui va me succéder à cette tribune incarne ces deux impératifs à chaque parole qu’elle prononce. Greta Thunberg est l’une des plus grandes diseuses de vérité d’aujourd’hui. Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. Aux négociateurs du climat des Nations unies, en décembre dernier [2018], en Pologne, elle a lancé : “Vous n’êtes pas suffisamment conscients pour parler librement, en connaissance de cause, du fardeau que vous laisserez aux enfants de cette planète…”
Aux députés britanniques, elle a demandé s’ils comprenaient ce qu’elle disait : “Est-ce que mon anglais est audible ? Le micro fonctionne-t-il normalement, parce que je commence à me demander si vous m’entendez !” Aux riches et puissants réunis à Davos, qui la félicitaient pour l’espoir qu’elle donne, elle a répliqué : “Je ne veux pas de votre espoir, je veux que vous ayez peur. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens chaque jour. Je veux que vous agissiez comme vous le feriez devant une crise majeure. Je veux que vous agissiez comme si votre maison brûlait, parce que c’est ce qui se passe !”
Greta leur a aussi asséné que tout le monde n’était pas également responsable devant l’accélération actuelle de la crise climatique, comme on le répète trop souvent. Non ! Elle les a regardés dans les yeux, et elle leur a dit que c’était eux, les responsables. Beaucoup d’entre eux ! Et nous l’aimerons toujours pour cela !
Mais Greta ne fait pas que parler. Tout ça a commencé par des actes. Ça a commencé quand Greta a compris que pour convaincre les politiciens d’agir en urgence, elle devait refléter cette urgence dans sa vie. Et elle a arrêté de faire ce que les élèves sont supposés faire quand tout est normal : aller à l’école. À la place, elle s’est installée devant le Parlement suédois avec une pancarte qui disait “Grève de l’école pour le climat”… Elle a manifesté ainsi chaque vendredi. Bien vite, elle a attiré une petite foule, puis d’autres élèves en ont fait autant dans d’autres villes.
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Depuis, Alexandria Villaseñor [militante américaine de 14 ans], qui est ici ce soir, manifeste devant les Nations unies à New York chaque vendredi, qu’il neige ou qu’il vente ! Parfois, ces manifestations, ce n’est qu’un seul enfant ; parfois des milliers viennent.
Et le 15 mars [2019], lors de la première grève scolaire mondiale pour le climat, on a recensé plus de 2 000 grèves, dans 125 pays, sur tous les continents ! 1,6 million de jeunes ont participé ce jour-là ! Ce n’est pas si mal pour un mouvement qui a démarré huit mois plus tôt, à l’initiative d’une jeune fille de 15 ans à Stockholm, en Suède.
Greta et les autres jeunes organisateurs de ces grèves l’ont clairement répété : ils ne veulent pas que nous, les adultes, leur caressions la tête et les remercions pour la dose d’espoir qu’ils infusent comme une sorte de sérum de rajeunissement.
Ils veulent que nous les rejoignions dans leur combat pour le futur, parce que c’est leur droit, et qu’il est de notre devoir de trouver notre propre combat et d’allumer notre propre feu ! [Greta Thunberg la rejoint sur scène, sous les applaudissements.]
C’est ma première rencontre avec vous, Greta, mais je sens que nous nous connaissons déjà. Et je veux rappeler la manière dont vous êtes arrivée parmi nous ce soir… Vous avez voyagé dans un petit voilier propulsé uniquement par le vent et quelques panneaux solaires, et traversé l’Atlantique en quinze jours. Nous nous sommes tous fait du souci pour vous, mais j’imagine que ce voyage vous a passionné. Si vous nous dites que la peur du futur vous gouverne, je sais aussi que l’amour vous dirige, que vous avez des liens très forts avec la nature et les animaux. Alors j’aimerais que vous nous racontiez un peu votre traversée de l’Atlantique…
Greta THUNBERG : Ça a été différent de tout ce que j’ai connu dans ma vie ! C’était incroyable ! Je souhaite que beaucoup de gens aient l’occasion d’accomplir ça. Je me sens chanceuse de l’avoir fait. Ce fut si intense ! Certains jours, la mer était si agitée que nous ne pouvions tenir debout dans le bateau ; parfois, nous nous asseyions sur le pont et regardions les dauphins.
Par chance, je n’ai pas du tout eu le mal de mer ! J’ai beaucoup apprécié d’être déconnectée de tout et de tous, de n’avoir rien à faire que de passer des heures à contempler l’océan. Toute cette beauté sauvage… cette vie sauvage… La nuit, quand tout était calme, je pouvais voir les cieux et les étoiles clairement, sans pollution, comme je ne les ai jamais vus à terre. La Voie lactée est si magnifique !
N.K. : Même déconnectée, je sais qu’à un moment vous avez eu ces nouvelles terribles sur l’Amazonie… Qu’avez-vous ressenti alors, au milieu de l’immensité ?
G.T. : La femme de l’un d’entre nous a appelé sur le téléphone satellite pour le prévenir que la forêt amazonienne était en feu… C’était si grave, si choquant, si difficile à imaginer sur ce bateau, au milieu de l’océan. Nous nous rendions compte que nous ne pouvions rien faire… juste rester assis là, impuissants. C’était horrible ! Quand nous avons rejoint la côte, j’ai vu des photos pour la première fois et j’ai découvert les détails. Je me souviens que c’est la première chose que j’ai vue quand je suis arrivée à terre.
N.K. : Vous êtes ici, à New York, depuis une semaine. […] Avez-vous quelques réflexions sur ce que vous avez pu observer, après cette première semaine ?
G.T. : Vous utilisez énormément d’air conditionné ! L’une des premières choses que j’ai ressentie en me réveillant, c’est cette odeur de pollution tenace. Passer d’un air marin très pur à New York, c’était trouver l’exact opposé. […] Je remarque aussi la façon dont vous parlez de la crise climatique. Ici, c’est une question de croyance : vous y croyez ou pas. Et là d’où je viens, nous le considérons comme un fait !
N.K. : À propos de faits, l’un de vos messages récurrents, qui tourne en boucle sur le net, rappelle que vous ne conseillez pas aux politiciens ce qu’ils devraient faire, mais vous leur dites qu’ils devraient d’abord écouter les scientifiques. En tant que chercheuse et écrivaine sur le changement climatique, je suis frappée par vos paroles précautionneuses, toujours étayées par les meilleurs rapports scientifiques. De quelle façon travaillez-vous avec les climatologues ?
G.T. : J’entretiens de nombreux liens avec beaucoup d’entre eux. C’est absolument nécessaire quand tant de gens vous écoutent. Vous devez vous tenir en terrain solide et ne pas vous contenter d’hypothèses. Vous devez vous appuyer sur des faits confirmés et des sources sûres. Quand je prépare un discours, j’envoie une copie à un chercheur, ou à un collectif d’experts pour qu’ils vérifient ce que je m’apprête à dire et s’assurent que ce n’est pas incompréhensible. Je leur pose des tas de questions, qui m’aident à progresser dans ma propre compréhension du dérèglement climatique…
N.K. : Cette idée d’arrêter l’école est vraiment étonnante et même déroutante pour moi. Je comprends qu’en fait vous vous êtes forgé un haut niveau d’éducation en devenant la voix la plus écoutée du mouvement pour la protection du climat. Cela implique pour vous une très lourde responsabilité, et vous êtes visiblement très attentive à ça. Mais je voulais vous parler d’une autre responsabilité que vous avez endossée : le fait que vous dites publiquement être autiste – c’est dans votre bio sur Twitter : « militante du climat ayant un syndrome d’Asperger ». Et cela vous confère un autre niveau de responsabilité. Car vous êtes sûrement la personne la plus célèbre qui se déclare sans peur autiste.
C’est très important pour les gens qui s’identifient à vous. Je peux en parler personnellement puisque j’ai un fils de 7 ans qui requiert des soins spéciaux. Vous êtes d’ailleurs son héroïne ! Pour moi, vous êtes un modèle. Vous incarnez à merveille ce slogan : “La diversité est notre force !” Vous avez tellement bien parlé de la façon dont votre esprit particulier fonctionne, comment il vous permet de vous concentrer, de ne pas vous laisser distraire, et de voir clairement ce qui est important… Pourquoi avez-vous décidé d’agir en public ? Imaginiez-vous subir toutes ces terribles attaques personnelles ?
Greta Thunberg : Je n’ai jamais pensé devenir un personnage public, mais je n’ai jamais pensé le cacher. Peu de gens reconnaissent publiquement leur diagnostic d’autisme, alors j’ai pensé qu’il fallait de le faire. Beaucoup voient les diversités neuronales négativement. Ça ne devrait pas être ainsi. Bien sûr, l’autisme vous limite de plusieurs façons, comme il l’a fait chez moi. Mais vous pouvez aussi convertir ces limites en quelque chose d’intéressant, de positif. C’est ce que j’ai fait. On devrait encourager davantage les gens à le faire parce que… je suis différente de tout le monde, et c’est grâce à mon diagnostic – mon syndrome d’Asperger. Sans lui, je n’aurais pas pris conscience de la crise actuelle.
Tous les gens ont observé les mêmes phénomènes, vu les mêmes photos, les mêmes films que moi ; ils ont assisté à la destruction de la nature et au changement climatique… pourquoi ne réagissaient-ils pas ? Pourquoi leur vie n’était-elle pas bouleversée comme l’était la mienne ? Je ne comprenais pas ! Et l’autisme n’est pas juste une coïncidence dans cette incompréhension.
Je ne peux pas accepter que quelqu’un dise “le dérèglement climatique est très grave” et ne fasse rien. Si vous prenez conscience d’un drame en cours, vous avez la responsabilité d’agir. Sans mon syndrome, je ne serais pas devenue une telle nerd, je n’aurais pas trouvé le temps et l’énergie de compulser toutes ces données ennuyeuses et de conserver un si vif intérêt pour toutes ces questions.
N.K. : Il y a quelque chose de très fort dans ce que vous dites. Beaucoup de gens qui sont “atypiques neuronaux” nous aident à mieux voir de tels niveaux de dissonance cognitive, alors que d’habitude nous modelons nos comportements sociaux les uns sur les autres. Des millions d’espèces font face à une extinction massive, et les gens sont horrifiés de l’apprendre. C’est leur première réaction.
Et puis, regardez autour de vous, la vie continue comme si de rien n’était, et les gens vont visionner le dernier film apocalyptique sur Netflix. Tout ne va pas si mal, quand vous refoulez votre première émotion… Ce que vous dites, Greta, c’est que vous avez été incapable de refouler cette émotion. Vous avez dit “Non ! Notre maison brûle !” Et aujourd’hui, beaucoup de gens commencent à revenir à leur première réaction en vous voyant agir. C’est merveilleux…
Je voudrais savoir comment nous pouvons vous soutenir, et contenir ces trolls insupportables qui vous harcèlent. Que peut-on faire ?
Greta Thunberg : À l’évidence, je suis une de leurs cibles. C’est éprouvant parce que je suis souvent attaquée sur ma personnalité, mon apparence, ma façon d’être. C’est le signe que nous sommes en train de gagner et qu’ils sont à court d’arguments. Je ne suis pas l’ennemi – du moins je l’espère, même si certains ont l’air de le croire. Mais ils n’ont plus rien à dire, car je ne fais que rapporter ce que la science avance. Vous ne pouvez pas nier la physique : donc ils se retournent contre moi et d’autres militants.
Quand un feu brûle ici et que je dis : il y a le feu ici, nous devons l’éteindre, la seule réaction raisonnable est d’agir. Au lieu de cela, ils regardent le feu puis ils me regardent moi, et ils me demandent : qu’est-ce que tu portes comme vêtements ? [Greta Thunberg ajoute qu’elle veut mobiliser l’opinion mondiale et qu’elle va se rendre en décembre 2019 à la COP25 pour parler aux dirigeants de la planète.]
Naomi Klein : Une des raisons pour lesquels les gens ont du mal à se concentrer sur la crise climatique est que nous vivons une époque secouée par de crises multiples, qui se chevauchent et s’accumulent. Les populations les plus exposées et les plus vulnérables au réchauffement sont aussi celles qui doivent affronter les urgences quotidiennes, la faim, l’exode, les violences policières. Les jeunes activistes climatiques des autres pays mettent en avant l’importance des luttes pour la justice raciale, contre les inégalités économiques, l’exclusion…
Aujourd’hui, les Bolsonaro, les Trump, les responsables des désastres écologiques, sont aussi des dirigeants qui profèrent la haine, soutiennent les tueurs suprémacistes blancs. Il est horrible de voir qu’au moment même où vous lanciez votre mouvement mondial, le 15 mars 2019, le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, assassinait 50 personnes dans deux mosquées, tout en se disant “éco-fasciste”. Selon vous, comment peut-on affronter ces différentes crises, ces feux sur la Terre et ces feux de haine qui deviennent très forts, en Europe aussi, y compris en Scandinavie ?
G.T. : Nous vivons des temps très sombres, de nombreuses manières. Nous voyons les situations sociales de nos sociétés s’aggraver, en même temps que la situation planétaire s’aggrave. Tout va dans la mauvaise direction. On ne peut pas vouloir juste améliorer la situation climatique sans s’occuper des autres crises. Tout doit être pensé ensemble. Le racisme environnemental [le fait que les problèmes environnementaux frappent d’abord les plus démunis] se développe partout, nous devons en prendre conscience.
Le cœur de la crise climatique est la justice écologique, la justice environnementale. Je ne sais pas comment résoudre cela, mais je sais que l’on doit travailler ensemble. Nous sommes tous dans le même bateau. [Pour conclure, elle rappelle qu’il manque “une volonté politique” mondiale et qu’elle parle “au nom des générations futures”.]
Traduit de l’anglais et republié avec la permission de The Intercept, organisation journalistique à but non lucratif vouée à faire répondre les puissants de leurs actes au moyen d’articles audacieux et contradictoires.
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