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La forêt de Fontainebleau, première ZAD du monde

L’auberge du père Ganne, en forêt de Fontainebleau, n’est plus ce havre de paix où l’on règle gite et couvert en peignant sur les murs. En ce début des années 1840, il y règne comme un parfum de sédition. Qui sont ces révoltés ? De jeunes peintres menés par un certain Théodore Rousseau, qui ont investi Barbizon pour fuir le tumulte de Paris et jouir de la nature. Comme les faucheurs de maïs OGM 150 ans plus tard, ces “bisons” barbus mènent une véritable guérilla pour défendre la forêt qui constitue leur inspiration, et accessoirement leur gagne-pain. De nuit, ils sortent arracher les pieds de pins sylvestres que l’État plante en lieu et place d’arbres centenaires, rasés sans vergogne.

L’administration des Eaux et forêts a pour mission de réformer la gestion erratique d’un massif forestier tombé en déshérence après la Révolution, l’Empire et leurs nombreuses guerres. Tous ces vieux arbres, c’est bien beau, mais ça ne rapporte rien. Et ces landes ? Elles sont inutiles, improductives. La reprise en main implique à la fois des coupes dans la futaie et des plantations de résineux, modifiant profondément le paysage et ses perspectives.

Cet article a initialement été publié dans la revue WE DEMAIN n°32, paru en novembre 2020, disponible sur notre boutique en ligne

“Pain pour pin”

Pas vraiment du gout des peintres, dont le diner chez le père Ganne n’est ouvert qu’à ceux qui apportent au moins deux jeunes pins arrachés aux plantations  : “pain pour pin”, telle est la formule consacrée ! Cette bohème studieuse communie dans la vénération des arbres et la détestation de l’inspecteur des forêts, le bien nommé Achille Marrier de Bois d’Hyver.

Jusqu’ici, les arbres de Fontainebleau avaient pourtant eu les faveurs du pouvoir central. Et ce depuis le Moyen-Âge. La forêt est alors appréciée des rois de France, qui viennent de Paris pour y chasser, et y construisent une forteresse dès le XIIe  siècle. À partir de 1528, François Ier entreprend de grands travaux pour la remplacer par l’actuel palais – travaux qui se poursuivront durant plusieurs siècles, au gré des fantaisies de souverains qui semblent inspirés par les formes capricieuses des bois environnants. Les plus grands artistes italiens viennent peindre les décors, et François Ier accroche aux murs des tableaux de Raphaël ou de son protégé Léonard de Vinci… comme l’illustre Joconde ! 

De cette Renaissance féconde nait l’École de Fontainebleau, un mouvement artistique moins turbulent que les futurs “bisons”, puisqu’il est entièrement dévoué à la monarchie française. C’est aussi à cette époque que l’administration chargée de la gestion de la forêt prend forme. Henri IV crée le grand canal en 1609 ; Louis XIV et son jardinier Le Nôtre font communiquer entre eux les espaces. Les murs intérieurs du parc tombent. La perspective se dégage alors, vers un infini grandiose et rêveur, bordé d’une forêt luxuriante.

Sombres rêveries

C’est en 1804, dernière année de la Première République, que la forêt de Fontainebleau débute son existence symbolique, affranchie des ors du palais. Cette année-là parait en effet Oberman, roman épistolaire de Sénancour (1770-1846). “Promeneur solitaire” dans la lignée de Jean-Jacques Rousseau, son héros Oberman se livre à de sombres rêveries tout en parcourant “les rochers stériles et les bois de Fontainebleau”. La reconnaissance de l’œuvre est tardive, et doit beaucoup aux éloges de Sainte-Beuve (1832) et de George Sand (1833).

On voit désormais en Oberman l’expression du “mal du siècle” décrit par Alfred de Musset. Fontainebleau devient aux romantiques ce qu’est Brocéliande aux chevaliers de la Table Ronde  : un lieu mythique. C’est précisément en 1833 que Sand et son amant Musset, alors âgés de 29 et 23 ans, partent en excursion aux gorges de Franchard. En plein cœur de la forêt, le jeune homme croit voir apparaitre son double. Quelques mois plus tard, alors que le couple se déchire, Sand fait cette proposition à Musset  : ”Veux-tu que nous allions nous bruler la cervelle ensemble à Franchard ?” Tous deux préfèreront finalement à ce suicide en commun une simple séparation.

Dans ces années bouillonnantes, la peinture va prendre le relai de la littérature. Avec un activisme prémonitoire des combats de notre siècle, le meneur est un jeune peintre passionné de paysages : Théodore Rousseau (1812-1867). Il s’est fait remarquer au Salon de 1831, y a reçu une médaille en 1834, avant d’y être refusé entre 1836 et 1841. Le jury conservateur du Salon n’a que mépris pour ses arbres et ses prés. La “grande peinture”, c’est alors le genre historique, et académique. Rousseau est un jeune romantique, ombrageux et décidé. Il boudera Paris et son Salon.

Fontainebleau, un microcosme

En 1836, âgé de 24 ans, il s’exile dans le petit hameau de Barbizon, à l’orée de la forêt de Fontainebleau. Loin de Paris, ville déjà gagnée par la pollution et le bruit provoqués par les débuts de la révolution industrielle, Rousseau trouve la sérénité auprès de ses chers arbres, aux formes tourmentées et majestueuses. Il y admire “le désordre primordial le plus vigoureux”.

Fontainebleau semble un microcosme  : une forêt aux reliefs inattendus, propices aux effets surprenants, et d’une grande variété avec ses rochers, ses sables et ses arbres pluricentenaires.

Plusieurs autres paysagistes s’installent à Barbizon dans les années 1840  : Camille Corot, Jules Dupré, Charles Le Roux puis Jean-François Millet (qui y peindra son célèbre Angélus, le tableau le plus reproduit au monde après la Joconde). Des liens se nouent. “Les peintres de Barbizon/Ont des barbes de bisons”, dit une chanson composée à l’auberge du père Ganne, QG de la révolte contre l’inspection des forêts.

Outre leurs talents d’arracheurs de pins, les bisons se révèlent d’habiles lobbyistes, par leurs “portraits d’arbres” et leurs “intérieurs de forêt” autant que par leurs interventions publiques. En 1852, Théodore Rousseau attire l’attention du duc de Morny (demi-frère du nouvel empereur Napoléon III) sur “les dévastations qui se commettent par l’administration elle-même dans la forêt de Fontainebleau”. Cette dernière est présentée comme un véritable musée à ciel ouvert, avec ses arbres comme équivalent aux “modèles qui nous ont été laissés par Michelange, Raphaël, Corrège, Rembrandt et tous les grands maitres des temps passés”.

“Fontainebleau est un monument”

En 1853, victoire ! 624 hectares de bois sont exemptés des coupes règlementaires. Cette grande première sera officialisée et étendue par le décret impérial du 13  août  1861  : 542 hectares de vieilles futaies et 555 hectares de rochers “à destination artistique” se voient “soustraits à tout aménagement”. Une politique qui s’inscrit dans la droite ligne des “monuments historiques” créés en 1830 pour sauver le patrimoine architectural (et dont le second “inspecteur général” fut l’écrivain Prosper Mérimée, un autre amant de George Sand !). La “réserve artistique” de Fontainebleau devient ainsi le premier parc naturel au monde, bien avant celui de Yellowstone, aux États-Unis (1872).

Le combat ne s’arrête pas pour autant. Après la guerre de 1870 et la défaite française, les nécessités financières se font sentir, et on abat de nouveau des arbres. Un Comité de protection de la forêt de Fontainebleau est créé en 1872. Victor Hugo y adhère par ces mots  : “Un arbre est un édifice, une forêt est une cité, et entre toutes les forêts, la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire.”

Le premier texte écologique

À l’automne de sa vie, George Sand reprend également le flambeau. Le 13  novembre  1872, elle fait paraitre dans le journal Le Temps un texte capital, “La forêt de Fontainebleau”, qu’on peut considérer comme le premier résolument écologique en France. C’est que depuis ses escapades avec Musset, la société industrielle a progressé. Le productivisme s’impose. Sand critique ce qu’elle nomme la “ruralité réaliste”, avec ses champs bien alignés gagnés sur les forêts. Et ajoute alors des arguments décisifs à ceux des peintres.

Outre le prétexte de la beauté, elle ajoute celui de la santé  : santé de l’homme, santé de la planète. Elle-même retirée à Nohant, dans la campagne berrichonne, elle connait intimement ce dont elle parle  : ”Les grands végétaux sont des foyers de vie qui répandent au loin leurs bienfaits (…). Supprimer leurs émanations, c’est changer de manière funeste les conditions atmosphériques de la vie humaine.” 

Déjà, la crainte de la déforestation

Cette réflexion la conduit à imaginer la fin de la vie sur terre par la surexploitation des ressources naturelles  : “Partout le combustible renchérit et devient rare. La houille est chère aussi ; la nature s’épuise et l’industrie scientifique ne trouve pas de remède assez vite.” Puis la déforestation  : ”Irons-nous chercher tous nos bois de travail en Amérique ? Mais la forêt vierge va vite aussi et s’épuisera à son tour.” Enfin, elle prophétise  : “Si on n’y prend garde, l’arbre disparaitra et la fin de la planète viendra par dessèchement, sans catastrophe nécessaire, par la faute de l’homme.”

La solution ? Une économie de moyens qui n’est pas exactement décroissante, mais plutôt de bon sens  : ”Il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaine, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète.” Celle qui fut républicaine et socialiste en 1848 en appelle aux citoyens  : ”Nous tous, protestons aussi, au nom de notre propre droit et forts de notre propre valeur, contre des mesures d’abrutissement et d’insanité.”

Le “sentiment de la vie”

Mais il est encore un paragraphe très actuel chez Sand, qui touche à la propriété. Sa réflexion la pousse à imaginer un monde étrange, où seuls les riches auraient accès aux beautés naturelles. Et aussi à ce qu’elle nomme le “sentiment de la vie”  : “Arrivera-t-on à prétendre que l’atmosphère doit être partagée, vendue, accaparée par ceux qui auront les moyens de l’acheter ? (…) Voyez-vous d’ici chaque propriétaire balayant son coin de ciel, entassant les nuages chez son voisin, ou, selon son gout, les parquant chez lui (…) ?”  À l’heure où des milliardaires collapsologues songent à se retirer dans des paradis terrestres épargnés par la pollution, la vision de George Sand s’avère prémonitoire !

Avec ce texte de 1872, le pas a été franchi d’une perception esthétique à une conscience écologique de l’interaction des systèmes vivants. Et il n’est pas anodin que les ZAD du XXIe siècle affirment dans le même temps ces deux aspirations : la fin de la domination de l’humain sur la nature, et la fin de la domination de l’homme sur la femme. Suivant de ce fait le chemin que Sand traça par intuition, voici 150 ans.

Des “éco-guerriers” qui veillent encore aujourd’hui

Et la forêt de Fontainebleau, dans tout ça ? En 1876, l’année de la mort de Sand, une proposition de loi sera bien déposée pour augmenter de 1000 hectares la superficie des réserves artistique. Sans succès. Ce n’est qu’en 1892 qu’un décret augmente légèrement les “réserves artistiques”, portant leur surface à 1616 hectares. Puis à 1692 hectares en 1904. Elles sont rebaptisées “réserves biologiques” après la seconde guerre mondiale, et la forêt entière est classée pour sa valeur paysagère en 1965.

À cette date, il devient clair que le site a pour but premier la promenade, et non la production de bois de coupe. Cette protection n’empêchera hélas pas l’autoroute A6 de couper en deux le massif. Ni l’Office national des forêts – moderne héritier des pratiques d’Achille Marrier de Bois d’Hyver – de pratiquer à nouveau des coupes rases et des plantations de résineux… suscitant en 1994 la riposte d’”éco-guerriers” aux méthodes fort proches de celles des bisons du XIXe  siècle ! 


Dans un livre paru en octobre 2020, l’auteur de cet article revient notamment sur la “ZAD” de Fontainebleau : Pour une pensée écologique positive, de Patrick Scheyder, éd. Belin, 400 pages, 19 euros.

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