Partager la publication "“La pollution du fleuve se constate à l’oeil nu, il change de couleur à chaque kilomètre”"
Le “fleuve le plus pollué du monde” n’a pas volé son surnom. En Indonésie, le Citarum charrie sur 300 km une eau multicolore, saturée de métaux lourds, d’ordures et de déchets plastiques qui s’amoncellent en gigantesques poubelles à ciel ouvert. Ce scandale écologique et sanitaire se retrouve au coeur du second épisode de la nouvelle série documentaire “Vert de rage” diffusée le 5 juin prochain sur France 5.
Enquête journalistique engagée, Indonésie, le fleuve victime de la mode remonte le fil des ravages de l’industrie de la fast fashion sur la biodiversité et la santé des habitants. Plus de 14 millions d’Indonésiens seraient directement menacé par la pollution chimique de l’eau. Son réalisateur Martin Boudot revient pour We Demain sur ce scandale, ainsi que sur les solutions pour changer le cours des choses.
- We Demain : Vous êtes le réalisateur des deux premiers épisodes de la série “Vert de Rage”, qui seront diffusés mercredi 5 juin en prime time sur France 5. Pouvez-vous nous présenter rapidement le concept de l’émission?
Martin Boudot : J’ai eu l’occasion de travailler sur des problématiques environnementales au sein de l’équipe de Cash Investigation, pendant 5 ans. Une des choses qui m’a frappé est qu’on avait le temps et le budget nécessaire pour réaliser des analyses dans le cadre des enquêtes, mais que les gens sur place avaient rarement accès à nos résultats.
Vert de rage veut essayer d’informer à la fois les premiers concernés, les populations indonésiennes dans le cadre de l’épisode sur le Citarum, et les consommateurs français. L’objectif est d’être encore plus utile en terme d’information et de sensibilisation. J’ai aussi tenu à collaborer le plus possible avec des scientifiques, pour des données les plus indiscutables qui soient.
- On sent pourtant que vous mettez beaucoup de vous-même, de vos convictions, dans ce travail d’enquête. Vous définiriez-vous comme un journaliste militant ?
Je refuse ce terme. Les journalistes militants sont parfois tellement aveuglés par leurs certitudes qu’ils en oublient de donner le point de vue des personnes mises en cause. Ils n’ont plus le recul critique nécessaire.
Je préfère me définir comme un journaliste engagé. Engagé dans le sens où je mets mes moyens d’enquête au service de la documentation scientifique et à disposition des populations. Ce n’est pas du journalisme “classique” effectivement. J’essaie toujours de faire bouger les lignes. À mon sens, le journalisme doit remplir une mission de service public. Il doit être utile, aider la société à faire ses propres choix politiques et prendre des décisions.
- La réalisation de l’épisode sur le fleuve Citarum a commencé en décembre 2017 et a duré environ six mois. Plus d’un an après le tournage, le documentaire a-t-il réussi à faire bouger les lignes ?
Nous avons décidé de partir en Indonésie après être tombé sur le rapport d’une ONG locale qui évoquait la pollution du Citarum, sans pouvoir réaliser un véritable travail d’analyse faute de moyens et d’accès à des laboratoires. Il a fallu tout un travail d’enquête de notre côté pour remonter la chaîne des usines sous-traitantes, et apporter les preuves scientifiques d’une pollution.
Le documentaire a appuyé un ras-le-bol national déjà bien présent. Depuis le tournage, le président indonésien a annoncé un plan historique de nettoyage du Citarum, en promettant que le fleuve serait propre d’ici 2025. Le ministère en charge du contrôle des industries textiles a changé ses critères de contrôle de l’eau, en intégrant notamment le plomb.
Du côté des marques, Uniqlo et H&M travaillent toujours avec les usines sous-traitantes responsables de la pollution. Mais il y a eu plusieurs annonces. H&M par exemple prévoit de ne faire appel qu’à des producteurs de viscose respectueux de l’environnement d’ici fin 2025.
Dans le documentaire, nous sommes aussi entrés en contact avec le scientifique luxembourgeois Brice Appenzeller, qui travaille sur une cartographie mondiale des cheveux d’enfants, en étudiant leur contamination par des substances polluantes. Nous avons pu lui envoyer des échantillons.
- Dans une séquence du documentaire, un représentant des lobbies de l’industrie textile reconnaît face caméra la responsabilité de l’industrie textile dans la pollution du fleuve…
J’ai été le premier surpris par la tournure de l’interview ! Le rideau tombe. Ce représentant admet que les industries textiles polluent largement le Citarum et l’air ambiant, mais souligne aussi que les vrais patrons sont les marques. Les plus mauvais sous-traitants (en termes environnementaux) sont aussi les moins chers, et malheureusement ceux auxquels font appel le plus les grandes marques. Si nous voulons qu’elles arrêtent de travailler avec des industries polluantes, il faut que nous, consommateurs, devenions plus exigeants.
- Quelles sont les conséquences de cette pollution pour les habitants?
Les villages utilisent l’eau du Citarum dans pratiquement chaque aspect de leur vie quotidienne. Ils s’en servent pour irriguer les plantations, pour se laver, laver les légumes… La pollution entraîne une confiscation de l’eau potable, l’impossibilité pour des millions d’Indonésiens d’accéder à une ressource naturelle, dans la plus grande impunité.
L’état désastreux du Citarum se constate à l’oeil nu. À chaque kilomètre on le voit changer de couleur, devenir bleu, rouge, jaune, vert… Un toxicologue local m’a dit qu’il s’agissait d’une ”eau morte”. C’est un terme fort. Outre le danger pour la santé humaine, la pollution a aussi un impact désastreux sur la biodiversité. Ça a signé la fin des amphibiens et des batraciens. On peut, littéralement, parler d’une extinction.
“Indonésie : le fleuve victime de la mode”, un épisode de la série documentaire Vert de rage à découvrir mercredi 5 juin à 21h25 sur France 5. Précédé du premier volet “Paraguay : les cultures empoisonnées” diffusé à 20h50.