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“L’activité humaine a cassé la pompe biotique qui garantissait un bon cycle de l’eau”

Si l’eau recouvre 72 % de la surface du globe, l’eau douce accessible ne représente que 1 % du total de l’eau sur terre. C’est dire si elle est précieuse. Seulement 1 % pour les êtres humains et l’ensemble du vivant. Pourtant, chaque jour, en France, une personne utilise en moyenne 146 litres d’eau à la maison. Douche ou bain, toilettes, alimentation, vaisselle, hydratation… Et il s’avère qu’on utilise plus d’eau dans le sud de l’Hexagone, là où on en manque le plus – 220 litres en moyenne – et moins dans le nord (environ 100 litres).

Plus impressionnante encore est notre “empreinte eau”. Pour un Français moyen, elle est de 4 900 litres, environ 25 baignoires remplies. C’est la consommation quotidienne si on prend en compte tous les éléments “cachés”. Comme l’eau qui a été nécessaire pour élever le boeuf dont on mange un morceau au repas du midi, pour faire pousser le maïs que l’on dégustera en pop-corn à la séance de ciné ou encore pour fabriquer un jean et créer des emballages. Pour comprendre les défis actuels auxquels nous faisons face, WE DEMAIN a interrogé Charlène Descollonges, ingénieure hydrologue et auteure de L’eau, Fake or not ? (éditions Tana), dans le cadre du salon Talents for the Planet, sur lequel elle est intervenue mercredi 6 mars.

WE DEMAIN : Selon vous, le cycle de l’eau tel qu’on l’enseigne n’est plus qu’un lointain souvenir…

Charlène Descollonges : À l’école, on apprend que l’eau passe environ 10 jours dans l’atmosphère puis qu’elle se précipite sur Terre, ruisselle, va dans les nappes phréatiques et peut y rester pendant 100 ans parfois. Tout cela est en théorie. Je ne sais même pas s’il reste encore des zones suffisamment intactes de par le monde où ce cycle existe toujours. L’activité humaine a tout bouleversé.

Il y a plusieurs facteurs d’accélération de ce grand cycle de l’eau.  Le premier, c’est la déforestation. Quand des pluies arrivent  très fortement sur les continents, les forêts normalement font un  peu tampon avec les canopées, etc.  Quand elles ne sont plus là, la pluie n’a pas le temps de s’infiltrer, donc elle ruisselle. C’est pareil dans les champs agricoles. Avant  d’avoir des monocultures, on avait des prairies  qui faisaient ce rôle de tampon. On avait aussi des zones humides. Donc tous nos tampons naturels, l’être humain les a fait disparaître avec l’urbanisation, l’agriculture intensive, etc. 

Cela a mis à mal ce que vous appelez la pompe biotique. De quoi s’agit-il ?

Cette théorie a été conceptualisée assez récemment par deux physiciens russes, Anastasia Makarieva et Victor Gorshkov. Elle a notamment été appliquée à la compréhension des régimes des pluies dans la forêt amazonienne. Il y a un facteur qu’on n’avait jusque-là pas pris en compte, c’est le facteur biologique, qui influe vraiment sur le climat. Cela a donné toute une littérature scientifique foisonnante sur la compréhension de l’eau verte, de l’eau bleue et sur le rôle clé des forêts primaires, essentiellement elles, dans la régénération des pluies à l’intérieur des continents. Deux-tiers des précipitations sur Terre viennent du phénomène pompe biotique. En déforestant l’Amazonie, les pluies du Pérou ont changé. En déforestant le Congo, toute la partie ouest de l’Afrique est asséchée.

La théorie de la pompe biotique,  c’est vraiment le pouvoir d’attraction des masses  d’air humide qui viennent des océans par les canopées forestières. Ensuite, par le biais de la  photosynthèse, cela va induire un différentiel thermique à la surface des canopées forestières. Ce différentiel thermique a pour effet d’attirer encore plus de masse d’air humide. Comme une pompe. De plus, les forêts émettent en permanence des particules dans l’atmosphère. Ce sont des petites bactéries, des spores de  champignons, des virus, des poussières… Tout ça, ce sont des noyaux de nucléation qui sont le support à la pluie pour se constituer. La combinaison des deux donne la pompe biotique qui provoque ces pluies. Ce système fait qu’il peut y avoir un recyclage de cette eau qui peut aller jusqu’à 8 voire neuf fois à l’intérieur des continents. Or, l’activité humaine a en quelque sorte cassé cette pompe biotique qui garantissait un bon cycle de l’eau.

Avec l’urbanisation croissante, l’eau verte, c’est-à-dire la part des précipitations absorbée par les végétaux, est donc en chute libre ?

Oui. L’humidité des sols, c’est vraiment le paramètre clé pour quantifier l’impact sur l’eau verte. Grâce à cela, on sait qu’on a franchi la limite planétaire de l’eau verte. C’est vrai aussi pour l’eau bleue (celle qui transite par les cours d’eau, les lacs, les nappes phréatiques…, NDLR). Le fait de prélever massivement dans les réservoirs d’eau souterraines, les nappes très profondes, celles qui ont mis des centaines voire des milliers d’années à se constituer, et de remettre cette eau en surface fait que l’on passe d’un cycle long à un cycle court. Cela contribue à accélérer le cycle de l’eau en surface. C’est vrai aussi du fait de la canalisation des rivières. Cela accélère encore le cycle de l’eau.

Il y a de moins en moins de rivières naturelles. Par exemple, la Seine a été rectifiée. On a coupé ses méandres. Plutôt que d’être sinueuse sur 5 km, elle n’en fait plus qu’un, en ligne droite. Cela contribue à accélérer encore plus le circuit de l’eau. Les flux d’eau vont plus vite des continents à la mer…  Pour limiter cela, il faut s’inspirer de l’intelligence animale. Par exemple, faire revenir le castor, meilleur ingénieur des rivières. Il pose son barrage pour ralentir le ruissellement des rivières. Ce qui permet à l’eau de s’infiltrer dans les nappes.

Barcelone, qui a dû être alimentée en eau par citernes cet hiver, est emblématique de ce dérèglement…

Ce cas de figure va se multiplier dans les années à venir. Il y a deux choses : d’une part, une aridification tendancielle qui est liée au changement climatique. Le sud de la France, comme tout le pourtour méditerranéen, est un hotspot du changement climatique. Cette zone va s’aridifier par la combinaison de deux phénomènes : une baisse des précipitations annuelles et une augmentation des températures. Cela va augmenter l’évaporation. Il y aura moins d’eau disponible pour recharger les nappes et les rivières. D’autre part, l’artificialisation des sols joue un rôle. Tout le pourtour méditerranéen est très bétonné. Comme la côte Atlantique et plus globalement les villes et alentour. Barcelone c’est pareil. On a bétonné à fond. On a des sols morts qui ne peuvent pas retenir l’eau.

Les fortes précipitations de cet hiver sont une bonne nouvelle néanmoins ?

Est-ce que ces pluies ont rempli les nappes profondes ? On ne pourra le dire qu’en avril, pas avant. Pour l’heure, ces fortes pluies ont rempli les nappes en surface en France. La majeure partie d’entre elles, les trois-quarts, sont à un bon niveau. Sauf dans le sud, qui a moins bénéficié de ces pluies. Mais c’est déjà positif. Cependant, ça ne nous prémunit pas d’une sécheresse dans les sols. Même si on a des nappes pleines, ça ne veut pas dire qu’on sera à l’abri d’une sécheresse.

Il suffit d’avoir des conditions de température extrême, des vagues de chaleur, des vents très forts pour assécher complètement les sols. On est vraiment entrés dans l’ère de l’incertitude. Il faut attendre le printemps pour savoir si les nappes inertielles, qui mettent du temps à se recharger, auront bénéficié de ces précipitations. Parce qu’à partir d’avril, la végétation se remet vraiment à fonctionner. On pourra alors faire le bilan de la recharge de ces nappes.

D’où l’intérêt de ce que vous appelez l’hydrologie régénérative…

Oui. Le principe de l’hydrologie régénérative est de faire en sorte de ralentir le flux des eaux de pluie et de ruissellement pour les aider à mieux infiltrer. Ainsi, cela va densifier la végétation et favoriser le recyclage de la pluie. Pour cela, tout le monde doit s’impliquer : les citoyens, l’agriculture mais aussi les entreprises. Toutes ces entreprises qui deviennent entreprises à mission, par exemple, ou qui s’adossent à une fondation pour justement investir et financer des solutions fondées sur la nature, ça pour moi c’est un modèle hyper intéressant. Parce qu’elles agissent sur du long terme, sans forcément attendre un retour sur investissement. Investir dans le vivant est ce dont nous avons besoin pour le long terme.

Par exemple, l’assureur MAIF a créé un fond pour le vivant et a financé des travaux de restauration de la continuité écologique, de reméandrage de zones humides. C’est la preuve que l’entreprise peut devenir contributrice, que ce soit pour l’eau, le carbone, la biodiversité… Moi je crois beaucoup au travail en réseau des entreprises. Il faut oublier la concurrence et la performance pour passer à la coopération, à la collaboration au profit du vivant. Il n’y a que comme cela qu’on pourra y arriver.

Quid de la réutilisation des eaux usées dont on parle de plus en plus ?

La réutilisation des eaux usées, c’est le petit cycle de l’eau. Pour moi ce n’est pas la priorité car c’est un petit cycle dans un grand cycle. L’eau potable qui traverse nos toilettes et qui est traitée par la station d’épuration revient dans les milieux aquatiques. Il faut se rendre compte que, l’été, les rivières sont soutenues par les rejets des stations d’épuration. C’est leurs rejets qui font ce qu’on appelle un soutien à l’étiage. Si on enlève cette eau et qu’on la remet dans un circuit – par exemple pour irriguer des cultures, des golfs, des vignes – en fait, c’est de l’eau qu’on va priver au milieu aquatique. C’est contre-intuitif. C’est comme pour le stockage de l’eau dans les retenues. Est-ce pour réhydrater la terre et remettre la vie dans les sols ou pour faire pousser du maïs qu’on va exporter à l’autre bout de la Terre ? Il faut toujours se poser la question du pourquoi.

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