Le jardinage comme arme de transformation sociale

Retrouvez l’intégralité de cet article dans la revue We Demain n°25 disponible sur notre boutique en ligne.

“Qui veut des gants, qui veut une pelle ou un râteau ?” “Moi, moi, moi ! ” Ce matin d’automne, les CM1 de l’école du Bélier, dans la cité de la Grande Borne, à Grigny (Essonne), la ville la plus pauvre de France, trépignent. Ils participent à leur premier atelier jardinage et l’enthousiasme fait grimper les décibels.

Menthe, rhubarbe, laurier, romarin… chacun reçoit une espèce à planter. On hume, on tâte avec curiosité ces choses assez méconnues. “La mienne, elle sent trop bon”, s’émeut Lina, métisse à couettes, en caressant son pot de lavande. “Saviez-vous que toutes les plantes ont un nom latin pour qu’on puisse les reconnaître dans le monde entier ?”, demande Charles, l’un des animateurs. Étonnement de l’assemblée.

Place à la plantation dans des bacs en bois disposés le long de la cour de récré. Le contact de la terre provoque l’effet d’un atelier gâteau au chocolat. Tous veulent mettre la main au pot. Délicatement, avec chaque élève, les animateurs dégagent les racines de l’espèce dont il devra prendre soin : “Grâce à ces racines, les plantes vont puiser leurs nutriments dans la terre”, expliquent-ils. Point d’orgue de la matinée, l’arrosage. Les enfants se pressent pour donner à boire à leur petite plante. L’eau abonde, les rires aussi, dans une cour devenue un joyeux pataugeoire-potager.

Cet atelier, dont six classes de l’école ont bénéficié, fait partie d’un programme plus vaste de végétalisation de la cité. L’ambition affichée : transformer ni plus ni moins la Grande Borne en “Green Borne”. À l’origine du projet, le bailleur social Les Résidences Yvelines Essonne. “L’idée est d’utiliser le végétal comme arme de transformation sociale”, explique Hugo Meunier, fondateur de Merci Raymond, collectif de jardiniers urbains qui orchestre le programme sur le terrain.

La preuve du succès de ce concept a déjà été apportée à Détroit, capitale industrielle américaine ruinée puis ressuscitée, grâce à l’agriculture urbaine notamment.

La Grande Borne, un ghetto qui cumule toutes les difficultés

Grigny, 30 000 habitants. 45 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, soit trois fois plus que la moyenne nationale. Quand les médias parlent de la ville, c’est en général pour le trafic, la délinquance ou la radicalisation.

Bâtie à la fin des années 1960 pour loger une population immigrée venue répondre aux besoins économiques français et entassée dans des bidonvilles, la Grande Borne, près de 16 000 habitants en 2009 selon l’Insee, se voulait pourtant une utopie, un exemple d’urbanisme. “Une cité des enfants”, voilà ce dont rêvait l’architecte Émile Aillaud. Ici, pas de grandes tours en béton mais des bâtiments arrondis et colorés de trois ou quatre étages qui serpentent au milieu de pelouses arborées. À l’intérieur du quartier, coincé entre trois voies rapides, la circulation est interdite aux voitures.

Mais malgré plusieurs rénovations, la Grande Borne reste un ghetto qui cumule toutes les difficultés. Le mot n’est pas trop fort. En 2015, plus de 35 % de la population était née à l’étranger. Le taux de chômage atteint 30 % chez les moins de 25 ans. Le revenu annuel médian dépasse à peine 10 000 euros, ce qui exonère d’impôts les deux tiers des foyers.

Résultat de ce manque ubuesque de mixité, la municipalité vit sous perfusion de l’État, les services publics manquent… Et Grigny est l’une des rares villes française où l’espérance de vie recule.

Des projets pour encourager à la citoyenneté

Dans ce contexte, les miracles n’existent pas mais de nombreuses associations et initiatives s’opposent à la fatalité. Comme ce projet Green Borne.

L’an passé déjà, une fresque végétale a été réalisée avec des enfants, des plantes vertes ont été installées dans treize loges d’immeubles et des ateliers jardinage organisés avec 300 habitants volontaires. Cet été, ils pourront planter des arbres fruitiers,  s’initier à l’agroforesterie, ou encore participer à la création d’un séchoir pour aromates…

“L’idée n’est pas tant d’apporter de la verdure dans une cité qui en compte déjà, mais d’occuper l’espace, d’encourager au respect, à la citoyenneté”, explique David Fievre-Robert, représentant local du bailleur social, en passant devant l’un des plus gros postes de deal du quartier.

“On me disait que les jardinières installées en bas des immeubles seraient vandalisées dès la première nuit. Pas du tout. Comme les habitants étaient impliqués, elles sont restées sur place”, raconte-t-il.

“Besoin de beauté”

Le directeur de l’école, Nicolas Hauquin, acquiesce. “Ici plus qu’ailleurs, nous avons besoin de beauté. Parce qu’elle crée un climat apaisant, parce qu’elle est un rempart à la violence”.

Sur les malheureux barbelés qui enserrent la cour de récréation, et qui rappellent étrangement ceux de la prison de Fleury-Mérogis située à moins d’un kilomètre, Merci Raymond vient d’installer des plantes grimpantes, un tapis végétal de 35 mètres linéaires avec des kiwis, des pieds de vigne, des clématites, des passiflores… “À travers ces ateliers jardinage, nous voulons aussi responsabiliser les enfants”. Chacun doit remplir un cahier d’entretien de sa plante.

Après le jardinage, retour en classe. Les CM1 s’activent à peindre des médaillons portant le nom des espèces découvertes, qu’ils planteront à côté. Les enseignants en profitent pour introduire des notions de sciences naturelles. Et initier les enfants aux fruits et légumes de saison, ce qui n’est pas superflu. “La moitié d’entre eux ne savent pas ce qu’est un ver de terre, il faut restaurer la relation des jeunes à la nature”, souligne un animateur.

Et cela dépasse les frontières de la Grande Borne. En Île-de-France, près d’un enfant sur deux ne joue jamais dehors durant la semaine, selon un rapport de l’Institut national de veille sanitaire (INVS).

Impulser des vocations

Ces initiations au jardinage visent aussi à créer des vocations dans une ville où 50 % des élèves sont en échec scolaire. À l’entrée de l’école, le directeur a installé un “mur de la réussite”. Et convie régulièrement des célébrités à venir raconter leur parcours.

Parmi eux, le chef étoilé Thierry Marx, qui a ouvert en 2017 une école à Grigny. “La végétalisation peut jouer le même rôle que la cuisine, il y a un besoin croissant de jardiniers qualifiés, de paysagistes, de designers végétaux en ville…”, observe Hugo Meunier, qui lui aussi va proposer des formations et annonce la naissance ici, d’ici deux ans, d’une ferme urbaine.

Avec un rêve : lancer une gamme de tisanes Green Borne vendue dans les meilleures épiceries fines.

Recent Posts

  • Déchiffrer

Christophe Cordonnier (Lagoped) : Coton, polyester… “Il faut accepter que les données scientifiques remettent en question nos certitudes”

Cofondateur de la marque de vêtements techniques Lagoped, Christophe Cordonnier défend l'adoption de l'Éco-Score dans…

17 heures ago
  • Ralentir

Et si on interdisait le Black Friday pour en faire un jour dédié à la réparation ?

Chaque année, comme un rituel bien huilé, le Black Friday déferle dans nos newsletters, les…

24 heures ago
  • Partager

Bluesky : l’ascension fulgurante d’un réseau social qui se veut bienveillant

Fondé par une femme, Jay Graber, le réseau social Bluesky compte plus de 20 millions…

2 jours ago
  • Déchiffrer

COP29 : l’Accord de Paris est en jeu

À la COP29 de Bakou, les pays en développement attendent des engagements financiers à la…

3 jours ago
  • Déchiffrer

Thomas Breuzard (Norsys) : “La nature devient notre actionnaire avec droit de vote au conseil d’administration”

Pourquoi et comment un groupe français de services numériques décide de mettre la nature au…

4 jours ago
  • Respirer

Les oursins violets, sentinelles de la pollution marine en Corse

Face aux pressions anthropiques croissantes, les écosystèmes côtiers subissent une contamination insidieuse par des éléments…

4 jours ago