Partager la publication "Nomade des mers : J’ai embarqué sur le bateau du Low-Tech Lab"
Retrouvez ce reportage dans la revue WE DEMAIN n°27, disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.
C’est d’abord un halo dans la brume, puis une lumière rouge émerge à l’horizon. Suivie d’une deuxième rapprochée. Je m’agrippe au bastingage et tente d’évaluer la distance. Les embruns me fouettent le visage et Canard émet un petit “couac” d’inquiétude. Rouge, ça veut dire que je vois son flanc gauche. Je mets deux doigts devant mes yeux et commence à compter. Il se rapproche du mât. Il va nous couper la route. Il faut virer de bord. Maintenant ! Il est 2 heures du matin, je suis seul à la barre d’un catamaran qui file dans la nuit sur la mer des Philippines.
Et mon rôle est d’éviter que mes camarades endormis ne meurent broyés par un supertanker. La raison de ma présence ici tient en deux mots : low-tech. Des technologies frugales, faciles à construire, résilientes et qui permettent de répondre aux besoins fondamentaux de l’humanité tels que l’accès à l’eau, à l’énergie ou à une nourriture saine.
Réchaud à bois, désalinisateur solaire, phytoépuration, biodigesteur, élevage de grillons, charbon vert… autant d’inventions que, depuis 2014, l’association française Low-Tech Lab s’est donné pour mission de dénicher partout sur la planète pour les étudier et publier ensuite leurs plans gratuitement sur internet.
Cette petite initiative sans but lucratif partie de Concarneau explore un enjeu énorme pour notre avenir, alors que près d’un humain sur deux vit avec moins de 2 dollars par jour et que l’autre moitié va bientôt faire face à une pénurie des ressources minières et énergétiques. Il va falloir réinventer notre modèle de société pour allier écologie et bien vivre. Les low-tech incarnent en cela une forme de retour à l’équilibre, l’aspiration à un monde plus lent où la technologie est « appropriée » et apporte sans violence plus qu’elle ne prend…
Et c’est pourquoi, un matin d’avril, je me retrouve sur le port de Manille, mon sac sur l’épaule, prêt à embarquer pour deux mois d’aventure. Il est 9 heures du matin et il fait déjà 35 °C. Corentin de Chatelperron est assis sur le bord du quai, son ordinateur portable sur les genoux. Il se lève et me fait un grand salut amical. Âgé de 36 ans, l’ingénieur breton est le fondateur de l’association Low-Tech Lab. Et un marin émérite qui, il y a près de dix ans déjà, ralliait le Bangladesh à la France sur un bateau construit de ses mains en biocomposite de jute. À son bord : un réchaud à bois, quelques plantes et une poule. Une aventure qui lui inspira un projet de plus grande ampleur.
Devant nous, Nomade des Mers. Parti il y a trois ans de France, le voilier réalise un tour du monde qui l’a déjà mené au contact d’inventeurs au Maroc, au Sénégal, au Brésil, en Afrique du Sud, à Madagascar, en Inde ou en Thaïlande. Difficile de le décrire sans penser aussitôt à Waterworld, ce film de SF des années 1990 avec Kevin Costner, où les humains se réfugient sur des bateaux face à la fonte des glaces. Comme le catamaran du long-métrage, le Nomade des Mers est paré pour l’autosuffisance et date de la même époque.
Acheté d’occasion, il a été énormément modifié par l’équipage. Sur ses deux coques blanches de 13 mètres s’entassent tuyaux, citernes à spiruline et à eau de pluie, bac à compost, réchaud à bois, four solaire, panneaux photovoltaïques et éoliennes. Et à travers les vitres, on aperçoit les feuilles des cultures hydroponiques qui se pressent en quête de soleil. Un véritable écosystème flottant.
Après un petit coup de paddle pour rejoindre le bateau, Corentin me présente l’équipage. Il y a tout d’abord Johnny. Un vénérable hippie australien de 75 ans à la barbe blanche et au turban impeccable. Éco-architecte, il a cofondé dans les années 1970 une ville utopique en Inde nommée Auroville. Aujourd’hui, c’est une oasis luxuriante au milieu d’un désert où vivent 3 000 habitants sans monnaie et sans chefs.
Quand il ne raconte pas des anecdotes incroyables, Johnny est notre encyclopédie pour tout ce qui touche au bricolage. Il y a aussi Omid. Un réalisateur iranien de 31 ans, à qui on a refusé la nationalité française malgré son doctorat obtenu à Paris. Désormais, il vit à Auroville et a suivi Johnny dans ce voyage pour filmer les tutoriels. Et puis Cyprien. Étudiant à l’université de technologie de Compiègne, cet ingénieur de 22 ans a décidé de prendre une année de césure pour offrir ses services au Low-Tech Lab. À bord, il s’occupe de la construction des prototypes.
Enfin, il y a Canard, la mascotte du bateau. Une jeune canne de 3 mois qui n’est pas là pour être mangée mais pour pondre, et qui se nourrit de grain et de larves produites à bord. C’est aussi une source intarissable d’amusement, entre ses « coin-coin » réprobateurs, sa démarche maladroite et ses ruses pour voler de la nourriture.
Notre première aventure a pour destination les montagnes de la Sierra Madre, à l’est de Manille. Le thème de cette escale aux Philippines est l’éclairage solaire. Et pour cela le Low-Tech Lab s’est rapproché d’une ONG locale, Liter of light, qui a développé une lampe particulièrement robuste et facile à réparer. Alors que le soleil se couche sur la jungle, les lanternes solaires s’allument une à une telles des lucioles sous les toits de palme de Sitio Anipa. Nous avons remonté une rivière toute la journée pour atteindre cette communauté isolée d’une quarantaine de maisons. Le chef du village, Ernesto Cruz Saramiento, nous accueille d’un grand sourire édenté pendant que sa femme nous sert des poissons grillés et du riz qu’elle vient de préparer au feu de bois.
Sous l’appentis du toit, une lanterne de Liter of Light se balance au milieu des moustiques. Construite dans un tube de PVC bleu, elle a à son extrémité un diffuseur fabriqué dans une bouteille plastique, mais l’ensemble est solide et efficace. Le chef tribal nous explique combien cette lampe a changé leur vie, car ici le soleil se couche autour de 18 heures toute l’année et les lampes à pétrole sont chères et dangereuses.
Quelques jours plus tard, je me retrouve assis devant une nappe blanche chez Illac Diaz, le fondateur de Liter of light. Ou plutôt chez ses parents. La vieille maison coloniale est remplie du sol au plafond d’oeuvres d’art de leur collection. Des dizaines de tableaux s’entassent littéralement dans l’entrée tandis que le jardin est rempli de sculptures. Après la jungle, le décalage est saisissant. Illac Diaz est un peu une star parmi les entrepreneurs sociaux.
Depuis 2013, son ONG a distribué plus d’un demi-million de lampes dans 26 pays tout en s’autofinançant. Le quadragénaire aux airs de play-boy court les TED Talks et les réceptions à l’ONU, quand il ne travaille pas directement avec le MIT de Boston. “Nous aidons les femmes à créer des coopératives d’énergie, ainsi elles obtiennent un supplément de revenu et diffusent les lampes solaires. Nous les formons aussi à la réparation ce qui créé un cycle vertueux. Si on distribuait des milliers de lampes chinoises, en deux ans elles seraient en panne et il faudrait tout recommencer”, explique l’homme, qui se révèle très sympathique.
“On planche sur une prochaine version qui intégrera un mini-ordinateur Rapsberry Pi à 10 euros, afin d’apporter le wifi en plus de la lumière.” C’est justement le thème de notre prochaine escale à Taïwan. Pour s’y rendre, c’est au moins une semaine de traversée qui nous attend.
Cette traversée est l’occasion de faire une véritable plongée dans le mode de vie low-tech après trois semaines de vie à quai. Outre l’usage des technologies déjà à bord, c’est le moment idéal pour en bricoler de nouvelles. Au programme : construction d’une lanterne photovoltaïque inspirée de Liter of light, isolation du four solaire et construction de nouvelles toilettes sèches.
Corentin a un plan. À l’arrière du bateau, une caisse rouge en bois abrite le compost, grouillant d’asticots blanchâtres. Ce sont des larves de mouche soldat noir, particulièrement voraces. Le plan, si vous ne l’avez pas déjà deviné, est de mettre ces larves dans les toilettes sèches pour accélérer leur compostage. Mais après deux journées encourageantes, les larves semblent saturer et les toilettes se mettent à sentir mauvais.
Si la vie low-tech est excitante sur le papier, elle n’est pas toujours facile. Je me réveille vers 8 heures, trempé de sueur. Il fait déjà 40 °C dans la coque. Il n’y a pas de clim’, pas de frigo à bord ou même de prises électriques autres que celles basse tension du générateur solaire. J’écarte la moustiquaire de ma couchette et me dirige vers le cockpit pour préparer le café.
Première étape : vérifier qu’il reste de l’eau potable dans le jerrican. Si ce n’est pas le cas, il faut nettoyer la mousse qui s’est formée sur la céramique du filtre à eau et le réamorcer. Je découvre un cafard gros comme mon doigt qui se balade dans la cagette de fruits et le donne avec répulsion à manger à Canard. Il y a tellement de recoins dans le bateau qu’ils sont impossibles à éliminer.
Heureusement, quelques geckos ont embarqué en Thaïlande et les chassent, quand ils ne cherchent pas à s’introduire dans la ferme à grillons. Pendant que l’eau potable remplit le bidon, c’est le moment de préparer le feu pour le café. Et donc de fendre du bois. Heureusement, le réchaud à double paroi est très économe en carburant et n’émet quasiment aucune fumée. Mais si le vent souffle trop pour réussir à l’allumer, il faut manger froid ! Bonne nouvelle, il y a toujours du porridge. C’est l’un de nos aliments principaux avec le beurre de cacahuète, le tofu, les oeufs, les patates douces, le riz gluant et les ramens. Johnny et Omid sont d’excellents cuisiniers, mais à mesure que le soja tourne et que les oeufs frais disparaissent, il devient de plus en dur d’être créatif avec des nouilles chinoises et du beurre de cacahuète !
Je prends tous les matins ma douche, ou plutôt un grand seau d’eau de mer car l’eau potable est économisée et cela fait plusieurs jours qu’il n’a pas plu. Quand tombe une pluie tropicale, je me jette dessous avec un savon. En journée, je lis, je nettoie, je bricole et fais même découvrir quelques techniques à l’équipage, comme fabriquer un réchaud à alcool avec une canette ou des allume-feu avec du coton et de la vaseline.
Lorsque le soleil brille, c’est le moment de recharger ses appareils. Un soir, la seconde batterie du bateau nous lâche. Panique ! Les feux de signalisation et les instruments sont rapidement rebranchés sur la principale mais il faut dès lors rationner l’électricité. Chaque milliampère restant pourrait être crucial pour démarrer le moteur…
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