Partager la publication "Rob Hopkins : “L’imagination va nous sauver”"
Et si ? Le nouveau livre de Rob Hopkins, fondateur en 2006 du réseau des Villes en Transition, qui permet à près de 1 000 villes et villages d’aller vers des modes de vie plus durables, remet cette innocente question à l’ordre du jour.
Et si l’on vivait dans un monde où les écoles cultivent la créativité, où les rues ne sont pas couvertes de goudron mais de cultures bio, où l’on ne travaille que trois jours par semaine, où l’on envisage l’avenir avec confiance et envie ?
Pour réhabiliter cette perspective, et vaincre le changement climatique, Rob Hopkins estime essentiel de reconstruire, réparer et faire s’épanouir notre imagination, individuelle comme collective. Doux rêveur ? Non. Car au sens le plus strict du terme, il a les deux pieds dans la terre et, de façon plus imagée, les deux mains dans le cambouis.
Ensuite parce que les neurosciences établissent un lien clair entre l’imagination et notre capacité à bâtir le futur, à l’envisager, le comprendre et, si besoin – il y en a besoin ! – à le changer. De passage à Rennes pour une conférence organisée par Sans Transition !, “la revue engagée du local au global”, il a pris le temps de répondre à nos questions.
Cette interview de Rob Hopkins : a été initialement publiée en décembre 2019 dans le numéro 28 de WE DEMAIN disponible sur notre boutique en ligne.
Rob Hopkins : Des personnalités que je respecte profondément, comme Naomi Klein, Bill McKibben ou George Monbiot évoquent souvent l’idée que le changement climatique serait le fruit d’un échec de notre capacité d’imagination. Cela m’intrigue depuis longtemps.
Puis je suis tombé sur une recherche, datant de 2011 : depuis les années 1960, 20 000 personnes passent chaque année le test de Torrance de la capacité créative. Et ses conclusions sont très nettes : le QI et la capacité d’imagination a augmenté régulièrement jusqu’au milieu des années 1990.
Puis, le QI poursuit sa progression, mais l’imagination se trouve prise dans ce que la chercheuse Kyung Hee Kim a nommé “un déclin régulier et persistant”. Le problème, c’est que si nous manquons réellement d’imagination, c’est au pire moment, car l’époque exige, pour notre survie même, que nous soyons capables de concevoir un autre futur que celui qui s’annonce.
Aussi, lorsque la Fondation Lunt, en Belgique, m’a contacté pour me proposer de soutenir financièrement l’un de mes projets, je leur ai proposé de travailler sur cette notion. Je voulais prendre le temps de lire, énormément, d’accumuler autant de données que possible, d’interviewer des dizaines de personnes. Ils ont accepté, ce qui m’a permis de prendre un congé sabbatique, et From What is to What if (Chelsea Green Publishing, octobre 2019) est le résultat de ces deux ans de travail.
Rob Hopkins : Ce que j’ai découvert sur le déclin du jeu chez les enfants, et sur les conséquences à long terme, pour l’individu, d’une enfance où il n’a pas eu suffisamment le temps de jouer (je parle de jeux créatifs, non des jeux vidéo, où l’on absorbe la créativité d’autrui) m’a réellement perturbé. L’hippocampe, une partie de notre cerveau, est l’épicentre de l’imagination comme de la mémoire. Tout processus imaginatif, chez l’être humain, a l’hippocampe en son cœur.
Or il est particulièrement vulnérable au cortisol, une hormone notamment générée par le stress et l’angoisse. Sous son effet, il peut perdre jusqu’à 20 % de sa taille… Et que se passe-t-il quand l’hippocampe se rétrécit ? Vous perdez votre capacité à envisager l’avenir de façon positive, vous restez comme bloqué dans le présent, ou le passé. Comme si le futur, l’idée de futur, s’évanouissait. Or nous vivons dans un monde qui concentre toutes les conditions pour agresser l’hippocampe.
Les gens n’ont ni l’espace ni le temps nécessaires pour développer leur créativité, ou même simplement se détendre ; ils sont épuisés, à bout. Nous vivons dans l’ère de l’anxiété généralisée, nous traversons une véritable épidémie de solitude…
Au Royaume-Uni, nous voyons des enfants de 4 ans qui ratent l’école car le stress les empêche d’y aller. Comment en sommes-nous arrivés là ? Et pourquoi ce déclin de créativité a-t-il débuté au milieu des années 1990 ? Eh bien, c’est le moment où, partout en Occident, ont été mis en place de plus en plus de tests et d’évaluation, dans les processus scolaires.
“L’époque exige, pour notre survie même, que nous soyons capables de concevoir un autre futur que celui qui s’annonce.”
Dans le même temps s’est développé le sentiment que l’extérieur est une source de danger pour les enfants, et nous les avons de moins en moins autorisés à jouer dehors. Problème : jouer en toute liberté nous apprend à coopérer, à résoudre les conflits, à évaluer les risques et à prendre ceux qu’il faut pour atteindre son objectif. Aujourd’hui, on attend des enfants qu’ils commencent le plus tôt possible à construire leur CV.
On leur fait prendre des cours de musique, on les inscrit au sport, ils n’ont plus la possibilité d’aller, simplement, jouer dans la rue avec leurs copines et copains, de fabriquer des choses, d’inventer des histoires… Une génération d’enfants qui ne jouent pas, c’est une génération d’adultes incapables de prendre des risques.
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Rob Hopkins : En effet, mais pas partout : à Bologne, en Italie, par exemple, parmi d’autres initiatives très intéressantes, a été institué un « Bureau de l’imagination civique » (BIC). Son but est d’élaborer des « pactes », des projets issus des habitants qu’il doit ensuite aider à faire aboutir, y compris par la recherche de partenaires et de financements. En octobre 2018, un peu moins de deux ans après sa création, il avait mené à bien 480 pactes, dont des jardins partagés, des bibliothèques, des fresques murales ou la transformation d’immeubles inoccupés en centres communautaires.
Cette notion de pacte est cruciale. Car de quoi avons-nous besoin pour déployer notre imagination sur une grande échelle, pour la rendre « scalable », comme on dit dans les start-up ? D’abord, d’espace. L’imagination a besoin d’espace. De cadres où nous ne sommes pas stressés ou occupés à scroller sur Facebook. C’est pourquoi les pistes comme le revenu minimum d’existence, la diminution du temps de travail, me paraissent pertinentes. Ensuite, de lieux.
Voyez l’exemple américain de Better Block où, en une nuit, les activistes designers du collectif emmené par Jason Roberts installent, illégalement s’il le faut, des terrasses, des jardins, des pistes cyclables, des lieux de socialisation dans les villes. Dans ce genre d’endroits, l’imagination peut se réveiller. Puis nous avons besoin de méthodes. J’en recense plusieurs qui permettent aux personnes d’imaginer le futur, de se projeter, souvent par le biais d’exercices ludiques et en apparence futiles.
Mais le dernier élément, qui est central, c’est que nous avons besoin de pactes. Parce que l’on peut être aussi imaginatif que l’on veut, mais si l’on se heurte à une autorité, locale ou nationale, qui dit « Non, non, on ne fera pas ça », alors à quoi ça sert ? À l’inverse, quand on crée un espace d’imagination et qu’il fait face à une autorité (municipalité, État, etc.) qui a confiance dans l’imagination, cela peut devenir très, très puissant. Baisser le niveau d’anxiété général et s’attaquer en même temps au changement climatique : voilà le Graal.
Rob Hopkins : Totalement. Les Gilets jaunes nous ont montré ce qui se produit quand un gouvernement décide de s’attaquer au changement climatique, mais de la façon la moins imaginative possible. Ça n’aide pas du tout, au contraire. Mais si l’on prend ensemble, comme un tout, la crise climatique, la crise de l’anxiété, la crise de l’exclusion sociale, la crise de la solitude, la crise de la santé mentale, la crise de la santé publique, la crise de la pollution de l’air, car toutes ces crises sont les différentes facettes d’une seule et même impasse, nous pouvons élaborer des stratégies de lutte contre tous ces aspects à la fois.
À Ungersheim, en Alsace, il y a ce maire incroyable, Jean-Claude Mensch. Son approche pour s’attaquer en même temps aux questions alimentaires, énergétiques, à la question des déchets, à l’économie locale, est très imaginative. Et l’on se rend compte, grâce à des élus aussi imaginatifs, que tous ces problèmes sont en fait à résoudre de façon holistique. À Grande-Synthe, dans le Nord, Damien Carême était un peu dans la même démarche. Partout dans le monde, on commence à trouver des endroits similaires.
“À Bologne a été institué un Bureau de l’imagination civique”
L’une des propositions du livre, c’est de voter un National Imagination Act. Je pars pour cela du Well-Being Act, qui existe au Pays de Galles, une loi extraordinaire selon laquelle toute administration et toute organisation subventionnée sur fonds publics, doit établir ce qu’elles vont mettre en place, concrètement, pour contribuer à un développement durable. Sur le même modèle, j’estime que tout organisme public, les hôpitaux, les écoles, etc., doit établir en quoi il va contribuer à développer l’imagination des individus, à la fois de celles et ceux qui y travaillent, et de celles et ceux qu’il reçoit et aide.
Aujourd’hui, un hôpital est un milieu dans lequel les personnes sont en état de stress et d’épuisement chroniques, où sont rassemblées les conditions idéales pour que le personnel soit le moins imaginatif possible, ainsi que ses patients. Que faut-il faire, que proposeraient-ils ?
Un autre exemple : l’austérité, imposée par le gouvernement britannique, c’est exactement ce qu’il faut pour détruire l’imagination de chacun. Fermez les bibliothèques et les théâtres, coupez les subventions artistiques, diminuez les ressources pour les plus jeunes, empêchez-les d’avoir un espace à eux et le temps de vivre : c’est une guerre contre l’imagination.
Avec un National Imagination Act, si un gouvernement tentait d’imposer l’austérité, la loi répondrait : « Ah non, désolé, c’est interdit. Ce serait une atteinte à l’imagination, or le National Imagination Act stipule que tout le monde dans ce pays a droit à l’imagination. » Rien que la conversation qui se lancerait en mettant le sujet sur la table serait passionnante.
Rob Hopkins : La première chose que je ferais, ce serait regarder ce qui se fait déjà dans votre ville et les environs. Parce qu’en réalité, il n’y a que très peu d’endroits où personne ne fait rien du tout. Donc, commençons par aller voir ceux qui agissent et les féliciter. En général, quand on m’appelle, c’est d’ailleurs qu’une transition est déjà amorcée. J’étais récemment au Pré-Saint-Gervais, en Seine-Saint-Denis, où un grand terrain, en plein milieu de la ville est inoccupé. Un promoteur souhaite y construire des appartements.
Mais une association, “Le Pré en transition”, propose d’y installer… une forêt. C’est un choix difficile pour le maire, car les immeubles rapporteraient des millions alors que la forêt, pas vraiment. Ce que je lui dis, c’est : « Certes, mais considérez ce projet comme un catalyseur. Un projet qui développe l’imagination des habitants.
Pensez aux bénéfices pour la biodiversité, pour la lutte contre le changement climatique, pour la fraîcheur de la ville, pensez à tout ce que l’on peut faire dans une forêt, à tous les événements et les ateliers que l’on pourrait y organiser… » J’ai aussi récemment visité Le Havre, pour un événement où différents maires de la région Normandie s’étaient réunis et partageaient leurs projets, ce qu’ils font, leurs envies. Fermes urbaines, végétalisation, et ainsi de suite.
Il faut autoriser ces élus à faire preuve d’imagination, et leur raconter ce qui se passe ailleurs car je crois, aussi, que c’est un processus contagieux. De fait, depuis cinq ou six ans, depuis le film Demain, les conversations ne sont plus les mêmes. Il y a sept ans, on me prenait pour un illuminé. Aujourd’hui, la maire de Paris m’explique que la végétalisation de la ville a commencé et que tout le personnel utilise mon Manuel de Transition (Édition Écosociété, 2010) comme outil de réflexion. C’est lent bien sûr, c’est toujours trop lent, mais on sent de plus en plus de volonté de prendre des risques. D’avoir des objectifs à horizon 2030, et des objectifs à horizon de trois ans.
Il y a sept ans, on me prenait pour un illuminé. Aujourd’hui, la maire de Paris m’explique que la végétalisation de la ville a commencé et que tout le personnel utilise mon Manuel de Transition.
Aux États-Unis, quand Trump s’est retiré de l’accord de Paris, quantité de villes, partout dans le pays, ont maintenu leur engagement et vont même plus loin. La décarbonisation de New York est quelque chose d’impressionnant. Et puis il y a Extinction Rebellion (XR), et les grèves de l’école, lancées par Greta Thunberg, qui m’inspirent énormément. Je suis dans l’activisme écologiste depuis que j’ai 14 ans, et je n’ai jamais rien vu d’aussi intéressant.
Déjà, ça a poussé le Parlement britannique à déclarer l’état d’urgence climatique. C’est certes totalement inutile, mais il y a deux mois c’était encore complètement inimaginable. Ces mouvements font bouger les plaques tectoniques de la morale, sous nos pieds. Nous changeons d’époque. La notion d’urgence climatique est très prégnante désormais.
Aujourd’hui, il paraît possible que d’ici deux mois on élise en Angleterre un gouvernement dont le programme repose sur Zéro émission carbone en 2030. Dans un an, aux États-Unis, vous aurez peut-être un Green New Deal. Ce que XR et les grèves scolaires changent, c’est qu’elles changent ce qui est moralement acceptable. Aujourd’hui, proposez de construire une nouvelle piste dans un aéroport et la question se posera, au niveau national, en ces termes : « Mais… Vous êtes fou ? »
Rob Hopkins : C’est… absolument incroyable. Je n’arrive pas à comprendre. Elle est passionnée, ce qu’elle dit vient du cœur, et il est vrai que la plupart de nos politiciens ont oublié ce que ça veut dire. Toutes ces attaques contre une personne de 16 ans, simplement parce qu’elle donne son point de vue, c’est répugnant.
Au cours de ma recherche, je me suis demandé : « Ça ferait quoi d’être dans une époque où tout paraît possible ? Une période débordante d’imagination ? » Je n’en sais rien, car je ne vis pas à une telle époque. Mais j’ai lu beaucoup de témoignages sur Mai 68, et tous disent : « J’ai plus appris en deux mois qu’en cinq ans à l’université. »
Or tous les jeunes gens qui participent à la grève de l’école disent la même chose. Ils apprennent sur le changement climatique, bien sûr, mais aussi à s’organiser, à résoudre les conflits, à mettre en place des événements publics, à gérer des foules, à prendre des décisions collectives, à pratiquer la démocratie directe… L’une des demandes des enfants qui font la grève de l’école, c’est qu’on leur en dise plus sur le changement climatique.
Donc oui, il faut leur dire la vérité, mais il faut aussi leur apprendre à lutter, leur apprendre l’histoire de l’activisme et les méthodes, et à agir, pour qu’à la fin de l’année leur classe ait planté un millier d’arbres à côté de l’école, et qu’ils aient arraché le goudron de la cour pour y planter un jardin et un potager. Mais aussi leur apprendre à affronter des émotions comme la perte et le chagrin : voilà une école où ça vaudrait la peine d’aller.
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