Partager la publication "Semences paysannes : un combat crucial pour la diversité agricole"
Moins de 3 % des graines traditionnellement cultivées par l’homme sont aujourd’hui utilisées pour la production alimentaire mondiale. Et pour cause, celles-ci sont, dans de nombreux pays, tenues hors des circuits commerciaux. Si les semences dites « de ferme » continuent ainsi d’occuper une place importante dans les agricultures vivrières des pays du Sud, ce sont les semences industrielles qui assurent les volumes massifs de production à l’échelle globale. La France figure à cet égard parmi les pionniers du paradigme industriel qui s’appuie, dès les années 1930, sur des critères de standardisation par lesquels les semences sont rendues prévisibles, productives et commercialisables.
Un vaste marché s’est depuis élaboré autour de semences devenues standardisées, dont la diversité inhérente au vivant se trouve exclue, comme le sont une multitude de semences issue d’écosystèmes variés. Face à cette mainmise marchande cependant, certains acteurs entrent en résistance en continuant de pratiquer la culture et l’échange de semences dites paysannes. Ils s’interrogent quant aux façons les plus adéquates de mettre en commun ces semences et les connaissances qui leur sont liées, pour promouvoir un autre rapport au vivant dans notre relation à l’agriculture et l’alimentation.
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut d’abord s’arrêter sur le cadre légal qui régit l’échange et le commerce de graine aujourd’hui. Avant l’industrialisation de l’agriculture, les semences utilisées par les paysans étaient le fruit du travail de toute une communauté mobilisée autour d’une même variété. C’est cette communauté qui assurait la multiplication des graines, sa transmission d’une génération à l’autre, ainsi que le partage des connaissances paysannes et du savoir-faire associé.
La culture de ces variétés ayant avant tout pour objectif de nourrir la communauté, la commercialisation portait surtout sur l’éventuel surplus qui était écoulé dans des marchés de proximité. L’agriculture traditionnelle a également toujours œuvré au maintien d’une diversité des semences afin de permettre aux cultures de s’adapter à différents contextes géographiques, mais aussi climatiques.
De nos jours, cependant la mise en marché de la semence industrielle s’inscrit dans une construction juridico-légale complexe, dont les semences paysannes se trouvent exclues. En effet de par leur nature, ces variétés paysannes ne répondent pas aux caractéristiques de distinction, homogénéité et stabilité (DHS) qui sont celles de la semence industrielle et qui sont obligatoires pour toute commercialisation.
De fait, pour répondre au critère de distinction, une variété doit être nettement différenciée de toutes les autres connues. Une variété est également jugée homogène si ses plantes présentent des caractères similaires, et stable si la conformité de ces caractères est garantie sur le cycle de reproduction défini.
Or, parce qu’elle est en coévolution constante avec son environnement, une semence paysanne ne peut être parfaitement homogène, ni parfaitement stable. C’est au contraire grâce à son hétérogénéité et son caractère évolutif qu’une telle semence peut s’adapter aux contextes dans lesquels elle est cultivée, et cette capacité d’adaptation est considérée comme une richesse dans la philosophie des cultures paysannes.
Une richesse qui sera progressivement écartée du champ de la commercialisation en France. Dès 1932 un catalogue officiel recense et fixe les « variétés » commercialisables. Le décret du 11 juin 1949 vient ensuite interdire la commercialisation de toute semence non inscrite au catalogue.
En 1961, la création de l’Union pour la Protection des « Obtentions végétales » (UPOV) à l’initiative de la France étend cette architecture juridico-légale à l’échelle internationale, dans l’objectif de protéger les investissements techniques requis pour le contrôle et la sélection productive des variétés semencières, qui sont de plus en plus réalisés par de grandes firmes privées.
Grande dame, l’UPOV laisse toutefois à l’agriculteur le « privilège » de continuer d’utiliser librement ses propres graines d’une année sur l’autre, un droit qui se trouvera réduit uniquement à la conservation et l’échange non marchand des semences en 1978, avant de devenir facultatif, laissé au bon vouloir des États, au début des années 1990.
Cet appareillage juridico-légal s’est trouvé de plus en plus contesté à partir des années 1980, par des personnalités telles que la militante écologiste indienne Vandana Shiva ou encore par des mouvements comme Let’s Liberate Diversity à l’échelle européenne ou Red de Semillas Libres en Colombie. En France, le Réseau Semences Paysannes, fondé en 2003 et Kokopelli, créé en 1999 font partie des acteurs qui revendiquent un rapport aux semences en tant que communs, et qui considèrent l’autonomie semencière paysanne comme un élément central d’une agriculture respectueuse du vivant.
Plus globalement, les mouvements en faveur d’une agroécologie paysanne vont dénoncer un système de propriété et d’usage des semences qui se fonde sur des réglementations complexes, opaques, peu accessibles et difficilement lisibles pour les paysans. Ils refusent de voir les paysans devenus dépendants de fournisseurs industriels pour une ressource si essentielle à leur activité.
Les mouvements de l’agroécologie paysanne luttent alors pour « libérer » les semences de leur confiscation marchande. Ils rejettent une approche industrialiste qui favorise les innovations biotechniques privées au détriment du commun semencier. Leurs luttes peuvent prendre différentes formes : certaines organisations choisissent de mener une bataille législative au niveau français, mais aussi européen, et voient parfois leurs combats couronnés de succès. Par exemple, la loi du 10 juin 2020 met fin à l’interdiction de la vente de semences paysannes à des jardiniers amateurs, celle-ci redevenant alors une pratique légale.
D’autres choisissent de passer à l’offensive et n’hésitent pas à mener des activités en partie illégales, en l’occurrence, la commercialisation de semences non-inscrites dans le catalogue officiel. Cela peut parfois donner lieu à des condamnations et des amendes, comme c’est régulièrement le cas pour Kokopelli.
Ces mouvements continuent néanmoins d’avoir une approche proactive, à l’échelle locale, qui se fonde sur des initiatives de diffusion et de préservation des variétés paysannes à travers des banques de semences ou des réseaux d’échange informels. Le partage et la diffusion de ces variétés paysannes mettent directement en œuvre une autre agriculture, qui protège ces semences d’une appropriation industrielle. Il s’agit ici d’organiser des filières d’approvisionnement alternatives, qui limitent la dépendance paysanne vis-à-vis des modèles basés sur les droits de propriété intellectuelle.
Les mouvements des semences paysannes misent ainsi sur le « commoning », un concept qui désigne les processus d’organisation par lesquels des acteurs sociaux vont gérer une ressource tout en empêchant sa privatisation.
Le commoning s’incarne par la formation de communautés, réseaux, collectifs et associations qui conservent, utilisent et échangent, hors marché, des variétés de semences paysannes encore « libres » car non brevetées ni cataloguées.
Contrairement aux semences DHS, dont le réusage est limité, les variétés paysannes visent, et permettent, une autonomie agricole en matière de reproduction des semences. La semence coévolue dans son environnement, et avec la communauté humaine qui assure sa conservation et sa diffusion. Les modes d’opération de ces communautés peuvent dès lors se trouver en tension avec le cadre juridique qui régule le secteur semencier aux niveaux national et international.
Au niveau national, les semences paysannes continuent ainsi d’être échangées et partagées à l’occasion de fêtes paysannes et bourses des graines qui constituent des occasions de diffusion des variétés paysannes. Ces événements ont surtout une portée locale, mais certains paysans et sympathisants n’hésitent pas à traverser la France pour s’y rendre. Si aujourd’hui la législation semble évoluer vers plus de flexibilité (loi du 10 juin 2020), c’est ce type d’événement qui a facilité la transmission des variétés paysannes dans des contextes législatifs plus contraignants.
La préservation et l’usage des semences paysannes se fondent donc sur des savoirs traditionnels, ancrés localement et liés aux spécificités des variétés locales. Ces connaissances ont été préservées et transmises d’une génération à l’autre, d’une manière qui conserve le caractère subjectif des connaissances et qui permet leur adaptation à de nouveaux contextes. Ces savoirs peuvent aller du simple poids des graines, des conditions de culture, ou de la période de semis, jusqu’à des connaissances plus complexes sur d’éventuelles résistances ou caractères désirables inhérents aux variétés (productivité, facilité de la récolte, etc.).
Ils s’avèrent également centraux pour la transition agroécologique, dès lors que cette transition va avoir recours à des variétés anciennes, sélectionnées par les paysans, adaptées à l’environnement local, souvent moins gourmandes en eau et qui ne dépendent que peu, ou pas, des intrants chimiques.
Mais ces savoirs paysans, tout comme les variétés anciennes, sont aujourd’hui menacés tant par les difficultés de transmission que par les risques de privatisation et d’industrialisation des éléments qu’ils contiennent. La FAO souligne ainsi le rôle du recours aux variétés industrielles dans la perte de plus de 75 % de la diversité génétique des plantes. En effet, quand des paysans abandonnent une semence paysanne locale, les savoirs associés sont souvent également perdus. En France, des communautés paysannes montrent pourtant qu’il est possible de faire vivre des variétés anciennes, comme dans le cas de l’oignon rose de Menton.
Mais si les liens physiques et les rencontres ont permis jusque-là la survie de ces savoirs, suffiront-ils à permettre une plus large transmission ? À l’heure où l’essence est chère, les déplacements coûteux, et où tout, ou presque, se trouve sur Internet, la question de la numérisation de ces savoirs se pose et ne trouve pas de réponse unanime ou facile.
Certaines initiatives (associatives, artisans-semenciers, conservatoires, etc.) tentent ainsi de développer des outils numériques pour garder une traçabilité des variétés et des personnes qui les détiennent.
En s’appuyant sur une recherche-action participative, nous avons travaillé avec des paysans et des artisans semenciers sur la façon dont les outils numériques pourraient être utilisés pour partager ces connaissances entre les acteurs des semences paysannes.
Il ressort que le numérique pourrait faciliter le partage des connaissances associées aux variétés paysannes au sein des communautés qui les font vivre et aiderait à la diffusion des communs semenciers. De plus, il serait particulièrement intéressant pour suivre la généalogie des semences et contribuer à leur sauvegarde (ou prévenir de leur disparition).
Pourtant, cette même traçabilité peut aussi mettre en péril les semences en rompant avec le caractère informel de la détention et du partage des savoirs (conditions précises de culture, traits génétiques souhaitables, etc.) auquel les communautés paysannes demeurent attachées.
La formalisation de connaissances tacites ou interpersonnelles implique aussi une forme de standardisation qui supprime l’ancrage et la subjectivité des savoirs.
Ces craintes d’appropriation et de standardisation façonnent les stratégies organisationnelles des mouvements des semences paysannes face à l’adoption des outils numériques. Ainsi, en contexte de lutte où la menace est forte, les mouvements militants privilégient des stratégies défensives qui viennent peut-être et pour partie brider leur potentiel proactif alternatif.
Notre recherche-action atteste ainsi d’un positionnement réticent quant à l’usage du numérique pour la gestion des semences paysannes et pour le partage des connaissances liées. Ces conclusions font apparaître une condition majeure pour la mise en commun des semences et des savoirs associés par de nouveaux outils tels que le numérique : celle d’un relâchement de la contrainte juridico-légale qui confisque aujourd’hui le rapport au vivant dans un modèle marchand trop éloigné de la nature.
À propos des auteurs :
George Aboueldahab. Enseignant-chercheur, EDC Paris Business School.
Myriam Kessari. Enseignante-Chercheuse à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier, Université de Montpellier.
Florence Palpacuer. Professeure des Universités en Sciences de Gestion, Université de Montpellier.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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