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Singapour se rêve en vert

Des arbres qui poussent dans et sur les centres commerciaux, des jungles qui débordent des buildings, des rues envahies de fleurs tropicales… la végétalisation de Singapour est spectaculaire. Elle a d’ailleurs été élue ville la plus verte d’Asie par le Green City Index. Pourtant, la cité-État souffre de l’une des plus fortes densités au monde avec près de six millions d’habitants répartis sur un peu plus de 700 km², soit la taille de la commune d’Arles ou deux fois Amiens métropole. Sa superficie était sa plus grande faiblesse, elle a tenté d’en faire une force.

Le jeune État obtient son indépendance en 1965 dans une région secouée par la décolonisation et la guerre du Vietnam. Un peu après, il subira les échos de la guerre civile cambodgienne. Singapour, alors un pays sous-développé, va miser rapidement sur l’industrialisation puis la finance. Avec succès. Aujourd’hui, la cité-État affiche une économie florissante, elle est passé de 516 dollars de PIB par habitant en 1965 à plus de 88 000 dollars en 2022, avec une population qui a tout simplement triplé.

Acquisition des terres par l’État et logements encadrés

Mais pour abriter usines et résidents en augmentation constante, les bâtisseurs de Singapour manquent d’espace. La nature a dû laisser place nette. Exemple le plus frappant : le mini-archipel a perdu plus de 95 % de ses mangroves depuis le XIXe siècle. Et le petit État ne s’est pas arrêté là. Dès les années 1960, la presqu’île rattachée à la Malaisie et ses îlots s’est attaquée à l’océan. Les Singapouriens ont conquis des terres qui n’existaient pas à grands coups de tonnes de sable, de roche et de terre déversées dans l’eau. En 1965, Singapour occupait 580 km². En 2020, elle s’étend sur plus de 720 km² et devrait bientôt atteindre 780 km². Mais le remblaiement a ses limites.

L’extraction du sable sur les plages ou en mer détruit les écosystèmes sur de grandes distances, des villages entiers ont vu des maisons sombrer dans l’eau à cause de l’érosion. Les pays limitrophes fournisseurs de sable, la Malaisie et l’Indonésie, en ont interdit l’exportation vers Singapour en 1997 et 2007. Alors, le pays s’est tourné vers d’autres… qui ont également blacklisté la cité-État. Parallèlement, et dès l’indépendance, le gouvernement singapourien a décidé qu’il devait gérer et organiser son espace si restreint. En 1966, la loi d’acquisition de la terre a permis aux autorités de préempter des terrains et d’acheter à des propriétaires privés en dessous des prix du marché pour construire de l’habitat public et des infrastructures de transport. En 1985, le gouvernement possédait plus de 75 % du territoire de Singapour.

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Singapour, une ville verticale pensée pour ses habitants

Les différents plans à long terme ont d’abord eu pour but d’organiser la croissance économique et démographique, et La verticalité contrôlée a permis de limiter l’étalement urbain et de libérer de l’espace pour accueillir des zones plus vertes. de servir les besoins de base : accès à l’éducation, à la santé, aux commerces. Et pour répondre à la pression exercée sur un tout petit espace, les autorités ont rapidement misé sur la verticalité. Sept bâtiments reliés entre eux, plus de 1 800 appartements, 50 étages… le Pinacle, à Duxton, est le bâtiment de logements publics le plus haut de Singapour. Sorti de terre en 2009, il offre tous les services d’une petite ville en vertical. Au 26e étage, les résidents peuvent faire leur jogging sur un chemin dédié, emmener les enfants aux jeux du parc, ou encore se livrer aux joies de la musculation à l’air libre…

Aujourd’hui, presque toute la population singapourienne vit dans des logements verticaux, dont 81 % dans des logements dits publics que la plupart ont achetés. Car ce marché de ces logements dits publics est particulièrement encadré : réservé aux citoyens singapouriens (les résidents ont des critères beaucoup plus restrictifs), avec une période d’occupation obligatoire avant de revendre, l’appartement n’est acquis que pour une durée de 99 ans. Après, il retourne dans le giron public. La verticalité contrôlée a permis de limiter l’étalement urbain et de libérer de l’espace pour accueillir des zones plus vertes. Car après avoir atteint un niveau économique important, au milieu des années 2000, Singapour a commencé à orienter doucement sa planification vers un meilleur confort de vie des habitants.

Une métropole minérale qui verdit par nécessité

Et dans une cité-État devenue minérale, striée de gratte-ciel, cela se traduit par une intégration de la nature en ville, un système de transports en commun efficient et des normes pour les constructions de plus en plus contraignantes. “Le gouvernement montre des préoccupations environnementales depuis une dizaine d’années, assure Tomoki Fujii, professeur d’économie à l’Université de management de Singapour. L’engagement est plus clair depuis environ cinq ans, après le discours du Premier ministre sur le changement climatique. Singapour est conscient de la rareté de certaines ressources et de la menace de la montée des eaux, par exemple.

Vue sur les Supertrees des Gardens by the Bay, dans la mer de Chine, à l’embouchure du détroit de Malacca. Crédit : Florence Santrot.

L’État a commencé par protéger et développer les espaces verts existants, notamment les mangroves survivantes. Avec leurs racines tortueuses en partie apparentes et leurs branches enchevêtrées de manière chaotique, les palétuviers souffraient d’une image peu reluisante auprès des Singapouriens qui les trouvaient laids et dangereux. Mais les campagnes de préservation et… la crise de la Covid sont passées par là. Coincés sur leur mini-archipel, sans aucune possibilité d’aller s’oxygéner dans les pays voisins pendant le très long confinement singapourien, les résidents ont redécouvert leur propre nature. Et in fine, les mangroves, qui sont dorénavant replantées. Les scientifiques des parcs nationaux de Singapour les utilisent pour lutter contre l’érosion des côtes.

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Les mangroves pour protéger le littoral

Mêlés à des éléments extérieurs comme des rochers, les racines des arbres de mangrove cassent les vagues et protègent le littoral. Elles abritent aussi une biodiversité cruciale. Au moins 67 espèces nouvelles pour la science, comme le crabe Haberma nanum, ont été découvertes dans les mangroves de Singapour. Ces mangroves sont le lieu de reproduction d’une multitude d’espèces de poissons, reptiles, insectes…Elles représentent aussi un refuge pour les oiseaux migrateurs dans leur longue route allant de la Nouvelle-Zélande au Nord de la Russie jusqu’à l’Alaska. Certains passent même par l’Himalaya. Et puis, les mangroves entrent également dans le plan de lutte contre le changement climatique du gouvernement en piégeant le carbone.

“Un hectare de mangrove est trois à cinq fois plus efficace qu’un hectare de forêt tropicale”, souligne Dan Friess, professeur à la National University of Singapore. Outre cet écosystème particulier, Singapour abrite aujourd’hui sept millions d’arbres de toutes sortes et un million supplémentaire doit encore être planté, notamment dans les zones industrielles, d’ici à 2030. Grâce aux logements verticaux, à la végétalisation des immeubles et aux efforts des parcs nationaux, les espaces verts occupent près de 50 % du territoire, selon le Centre for Liveable Cities, une institution singapourienne. L’État veut maintenant faire de Singapour “une ville dans la nature”.

Dans le jardin botanique de Singapour. Crédit : Florence Santrot.

Le Rail Corridor, une coulée verte au cœur de la ville

Dans son Plan Vert pour 2030, il prévoit l’augmentation de la surface végétalisée mais aussi des passerelles entre elles, soit 500 km de voies vertes et de connecteurs de parcs d’ici à 2030. La plus emblématique des voies vertes est le Rail Corridor. Sur le modèle de New York ou Paris, Singapour a transformé cette ancienne voie ferrée parcourant toute l’île principale et remontant jusqu’à la Malaisie. Construite au début du XXe siècle, la ligne permettait les échanges de marchandises et les allers-retours des travailleurs malaisiens.

À partir de 2019, les 24 kilomètres ont mué en une longue coulée verte, le Rail Corridor, traversant des quartiers résidentiels, empruntant des ponts ferroviaires. Les cyclistes, joggers et piétons se trouvent parfois dans une nature si dense qu’ils ne voient même plus la succession d’immeubles immenses qui forment l’identité du territoire.

Singapour, un centre mondial pour la finance verte

“Le gouvernement peut s’appuyer sur des politiques de planification sur le long terme. Il n’a pas besoin de mettre en place des politiques à court terme (à visée électoraliste, ndlr). C’est l’une de ses grandes forces”, analyse Tomoki Fujii. Il faut dire que le pays, non démocratique, n’a jamais connu d’alternance. Le même parti politique est constamment reconduit au pouvoir. Et il contrôle les principaux médias. Pour l’économiste, les autorités ont fait d’une nécessité une opportunité.

“Le gouvernement voit un potentiel pour le développement de la finance verte, mais aussi celui de la recherche et des technologies vertes. Je ne serais pas surpris que Singapour devienne un centre mondial pour la finance verte”, prophétise-t-il. Sa transformation en ville verte n’est toutefois pas réplicable ailleurs, selon Tomoki Fujii. “On peut emprunter certains aspects du modèle mais lorsqu’on applique des politiques, il faut regarder le contexte. Singapour peut se permettre de changer de politique très rapidement. Peu de pays ont cette possibilité.”

La cascade reconstituée de la Cloud Forest en plein coeur de Singapour. Crédit : Florence Santrot.

Des défis persistants pour une ville verte et high-tech

Singapour n’a pas réussi le sans-faute. Elle reste à la traîne sur la question des déchets que les résidents peinent à recycler, et encore plus à réduire, mais également sur le dossier de l’énergie. 95 % de son énergie provient du gaz naturel, et les 5 % restants du pétrole, du charbon, du solaire et des déchets. L’agriculture est aussi un défi majeur dans cette ville-État, surtout après la Covid. Pendant la crise, le pays a connu une baisse des quantités importées à cause des restrictions des pays voisins.

Le modèle de transformation de Singapour en ville verte n’est pas réplicable ailleurs, selon l’économiste Tomoki Fujii.

Le gouvernement s’est engagé à devenir autosuffisant à hauteur de 30 % de la consommation alimentaire d’ici à 2030, mais la place manque cruellement. “Il y a cinq ou sept ans, on parlait beaucoup de fermes verticales”, rappelle Tomoki Fujii. L’État a d’ailleurs accueilli les premières tours du monde produisant des salades, des épinards ou des choux. “Mais le modèle ne semble pas viable, analyse Tomoki Fujii. Singapour en est à 10 % d’autosuffisance et l’augmentation reste mineure.” Avec une politique environnementale volontariste, le pays dispose des outils pour pallier ses faiblesses. Et le chercheur estime que l’intelligence artificielle pourrait constituer un axe d’amélioration à fort potentiel sur la gestion des ressources, des consommations et des transports. Singapour veut devenir une ville dans la nature, tout en restant une cité high-tech qui brille sur la scène mondiale.

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