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Socotra en péril : comment les ambitions émiraties menacent ce trésor écologique

Alors que la COP28 se tient à Dubaï, un petit archipel risque de faire parler de lui : celui de Socotra. Ces quatre petites îles yéménites, situées au nord-ouest de l’océan Indien sont dans le collimateur des Émirats arabes unis (EAU) depuis le début de la guerre du Yémen. Pour rappel, les EAU ont pris part à ce conflit en rejoignant la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, qui intervient depuis 2015 contre les Houthis soutenus par l’Iran. Mais Socotra n’est toutefois pas concernée par la guerre civile ou par les Houthis à l’heure actuelle.

Célèbre pour sa faune et sa flore uniques au monde, Socotra est considérée par certaines légendes comme l’emplacement originel du jardin d’Eden. L’archipel est aujourd’hui inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco afin de protéger ces îles parmi les plus riches en biodiversité du monde. Les scientifiques estiment en effet que 37 % des 825 espèces de plantes, 90 % des espèces de reptiles et 95 % des espèces d’escargots terrestres de l’île ne se retrouvent nulle part ailleurs dans le monde.

Avec sa position stratégique en mer d’Arabie, Socotra intéresse

Mais ces dernières années, ce joyau de biodiversité est également soupçonné d’intéresser les EAU pour de nombreuses raisons potentielles. Tout d’abord, sa position stratégique, au milieu des voies navigables du Golfe, de l’Afrique et de l’Asie. Une localisation idéale pour faire de l’île une plaque tournante pour le transport maritime, la logistique et la défense militaire, et ainsi faire avancer les objectifs géostratégiques des Émirats, tout en contrant ceux de ses concurrents et adversaires.

Mais c’est aussi son potentiel touristique qui pourrait intéresser les EAU. Autant de scénarios qui mettraient en péril sa grande biodiversité. Mais que sait-on exactement de toutes ces possibilités ? Tâchons de faire le point.

Des influences émiraties anciennes

Tout d’abord, il serait simpliste de décrire les jeux d’influence des EAU à Socotra comme un simple cas d’« intrusion » : les Socotris et les Émiratis sont liés de longue date, bien avant le début de la guerre au Yémen. Avant la découverte du pétrole à Abou Dabi à la fin des années 1950, certains Émiratis, en particulier des commerçants d’Ajman, ont émigré sur l’île. À l’inverse, de nombreux Socotris ont rejoint les pétromonarchies dans les années 1960 pour y trouver un emploi. Actuellement, environ 30 % de la population de Socotra vit aux Émirats arabes unis, principalement dans l’émirat d’Ajman.

La pénétration économique, militaire et culturelle des EAU dans l’archipel s’est intensifiée tandis que l’île connaissait une profonde transformation sociale. Celle-ci a été principalement déclenchée par la mise en œuvre de projets de conservation organisés et financés de l’extérieur et par les échos locaux du printemps arabe, qui s’est incarné, au Yémen par un soulèvement contre l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Pour poursuivre leurs objectifs géostratégiques, les Émiratis ont alors capitalisé sur ce vent de changement. Ils ont ainsi mis en place des réseaux de clientélisme et réussi à diviser les insulaires entre « partisans » et « opposants » à leurs politiques.

La présence émiratie a aussi accéléré la politisation et la militarisation de Socotra. Malgré cela, Socotra a surtout été étudiée par des environnementalistes et des anthropologues plutôt que par des politologues et des experts en sécurité. En effet, il reste compliqué d’étudier l’évolution des équilibres politiques et militaires dans l’archipel. Une difficulté qui n’a fait que croître depuis le début de la guerre au Yémen du fait de la difficulté d’accéder à des informations fiables, en particulier sur le rôle des Émirats depuis 2015.

La politisation progressive de Socotra

Dans l’histoire de Socotra, la question d’être ou non gouverné de l’extérieur a toujours été présente, probablement en raison de son isolement géographique. Le soulèvement yéménite de 2011 a ainsi alimenté le débat sur l’autonomie parmi les habitants de l’île. Au fil des ans, l’augmentation de la présence émiratie dans l’archipel a également renforcé les craintes d’une ingérence étrangère à Socotra, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’archipel.

En 2011 et 2012, les manifestations à Hadiboh, la plus grande ville de Socotra, remarquablement décrites par l’anthropologue Nathalie Peutz, reprenaient les slogans scandés à Sanaa et Taiz, les deux plus grandes villes du Yémen, qui réclamaient alors la chute du régime d’Ali Abdallah Saleh, des réformes politiques et une vraie lutte contre la corruption. En parallèle, l’accès à Internet n’a fait qu’augmenter dans l’archipel depuis 2011 et les habitants se sont alors divisés en deux camps : ceux qui réclamaient un gouvernorat yéménite à Socotra et ceux qui demandaient l’autonomie par rapport au gouvernement central.

Une dualité qui a rapidement pénétré la société de l’île dans son ensemble. Des assemblées concurrentes, reflétant les divisions de la politique yéménite dans son ensemble, ont essaimé sur l’île pour protester contre les autorités officielles, perçues comme corrompues et inefficaces. En 2013, l’archipel de Socotra est finalement devenue un gouvernorat à part entière, et non plus sous l’autorité administrative de l’Hadhramawt, région du sud du Yémen.

Aide humanitaire ou “cheval de Troie” des Émirats Arabes Unis ?

Dans les années qui ont suivi, l’archipel a été frappé par la série de cyclones Chapala et Megh en 2015 puis Mekunu en 2018. Ces derniers ont causé des dommages aux bâtiments, aux infrastructures mais aussi à l’environnement de façon générale.

Dès les premiers cyclones, les EAU ont apporté leur aide, principalement par l’intermédiaire du Croissant-Rouge émirati et de la fondation caritative Khalifa bin Zayed Al Nahyan. De quoi financer la reconstruction des mosquées, de la création d’un réseau d’eau et équiper la ville Shaykh Zayed avec des installations d’éducation et de santé.

Une aide humanitaire perçue par certains observateurs comme un « cheval de Troie ». Les EAU ont également reconstruit le port de Hadiboh et l’aéroport de l’île.

Un mode opératoire pas vraiment inédit : dans le sud du Yémen, les Émirats arabes unis avaient déjà établi une influence remarquable dans les villes portuaires à Mokha, Aden, Mukalla, en contrôlant et en développant les infrastructures. Ce faisant, les Émiratis ont capitalisé sur des relations de clientélisme tissées avec des groupes et des milices du Sud, principalement liés au Conseil transitoire du Sud (CTS), pro-sécessionniste et explicitement soutenu par Abou Dabi

Suivant le même schéma, la reconstruction de Socotra s’est entremêlée avec des initiatives commerciales et touristiques, par exemple des vols hebdomadaires reliant Abou Dabi à Hadiboh. Autant d’actions brouillant les frontières entre l’aide et les investissements financiers.

Ces dernières années, Socotra est devenue une destination touristique de plus en plus populaire, comme en témoigne par exemple cette vidéo de l’influenceuse voyage Eva zu Beck à Socotra. Capture d’écran

La militarisation croissante des Émirats et de l’Arabie saoudite

En 2018, le déploiement de troupes et de véhicules blindés émiratis à Socotra, sans coordination avec les autorités locales, toujours fidèles au gouvernement officiel yéménite, a marqué un tournant pour l’île. Selon des responsables émiratis, les Émirats arabes unis ont envoyé des troupes pour « soutenir les habitants de Socotra en quête de stabilité, de soins de santé, d’éducation et de conditions de vie ».

L’arrivée des troupes émiraties a provoqué une vague de protestations de la part des habitants, en particulier de la part des sympathisants des Frères musulmans opposés aux Émirats arabes unis et qui ont donc exigé leur départ de l’île. Pour tenter d’apaiser la situation, les autorités de Socotra ont demandé la médiation de l’Arabie saoudite. Le compromis négocié par Riyad a abouti au retrait de la plupart des forces et équipements militaires émiratis de l’île.

Mais en coordination avec le gouverneur local, l’Arabie saoudite a également envoyé des soldats à Socotra pour une « mission de formation et de soutien aux forces yéménites » et pour gérer le port et l’aéroport. En outre, l’accord saoudien prévoyait « le lancement d’un programme complet de développement et d’aide pour Socotra », révélant que le royaume avait également ses propres projets de développement pour l’île. Une nouvelle fois, les divisions locales, les ingérences étrangères, la division du Yémen entre les forces pro-gouvernementales, soutenues par l’Arabie saoudite, et le CTS, sécessionniste et soutenu par les Émirats arabes unis, ont frappé l’île.

Andrew Svk/Unsplash, CC BY-SA

Coup d’État “de facto” en 2020

Depuis 2019, le CTS a renforcé sa présence sur l’île, avec des combattants venant principalement d’Aden et du Sud-Ouest du Yémen ou, selon d’autres sources, des locaux formés par les EAU à Aden, puis déployés à Socotra dans le cadre des Security Belt Forces, un groupe paramilitaire soutenu par les Émirats et favorables au CTS.

La pénétration militaire émiratie à Socotra s’est également faite par le biais de la formation : en 2019, les EAU ont confirmé qu’une centaine de femmes de Socotra avaient été admises à la prestigieuse académie Khawla bint Al Azwar à Abou Dabi pour y suivre une formation militaire et créer une unité militaire féminine sur l’île

En 2020, le CTS a finalement pris le contrôle de Socotra, après que le gouverneur loyal au gouvernement yéménite se soit opposé à la création d’une force locale pro-émiratie, ce qui a poussé les forces saoudiennes à se retirer rapidement

Ce coup d’État de facto du CTS a permis aux Émiratis de contrôler indirectement l’île en étendant leur influence : les salaires des fonctionnaires de Socotra seraient désormais payés par les Émirats arabes unis et une unité des garde-côtes locaux aurait prêté allégeance au CTS. Un reportage de l’AFP de 2021 évoque pour sa part des drapeaux du STC éclipsées par les drapeaux des EAU, bien plus grands, qui flottent aux postes de contrôle de la police, tandis que les antennes de téléphonies récemment érigés relient les téléphones directement aux réseaux des EAU, et non à ceux du Yémen.

Dès lors, les rapports sur la militarisation de Socotra se sont multipliés. Les EAU ont construit une base militaire sur l’île, à proximité du port de Hawlaf précédemment reconstruit.

Le problème de la fiabilité des sources

« L’île est devenue un ring de boxe régional » écrivait en 2020 Ahmed Nagi l’un des rares chercheurs en sciences politiques à s’être rendu à Socotra récemment.

Pour les analystes travaillant à l’étranger, les informations disponibles sur l’archipel proviennent principalement d’organes de presse des EAU liés au gouvernement, ou de médias liés aux rivaux régionaux des EAU, ce qui expose au risque d’informations biaisées.

Tant qu’il n’y aura pas de sources fiables sur les questions politiques et militaires à Socotra, la possibilité pour les analystes d’évaluer l’impact du « développement » et de « l’intervention étrangère » sur l’archipel, y compris la présence émiratie, sera difficile.

À propos de l’autrice : Eleonora Ardemagni. Teaching Assistant (“New Conflicts”) Catholic University of Milan, Senior Associate Research Fellow at ISPI, and Adjunct Professor at ASERI (“Yemen: Drivers of Conflict and Security Implications”), Università Cattolica del Sacro Cuore – Catholic University of Milan.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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